Il y a près de trente ans, le 14 avril 1987, la Turquie se portait officiellement candidate à l’entrée dans la Communauté économique européenne, forme institutionnelle, à l’époque, de ce qui est devenu l’Union européenne.
Arguant de leur bonne volonté, les dirigeants de la République fondée par Atatürk avançaient quelques arguments qui n’étaient dénués ni de force ni de valeur. N’étaient-ils pas restés fidèles à l’intransigeance laïque du grand homme qui n’avait pas hésité, bottant les fez des traditionalistes et dévoilant le visage des femmes, à imposer par la force la modernisation de son pays ? Alliée des États-Unis, d’Israël, membre de l’OTAN, la Turquie ne s’était-elle pas comportée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale en fidèle sentinelle aux avant-postes de l’Occident face au bloc soviétique ? Ne pouvait-elle se prévaloir d’une tradition démocratique qu’avaient à peine interrompue à quelques reprises depuis 1920 quelques interventions d’une armée profondément kémaliste et aussi prompte à rendre le pouvoir aux civils qu’à le leur confisquer de temps à autre pour le salut de la patrie ? Si plus des neuf dixièmes du territoire turc se situaient en Asie, le reste, et en tout cas la moitié d’Istanbul, l’ancienne Constantinople, bâtie sur les rives du Bosphore, ne se situait-il pas en Europe ? Au demeurant, si la légitimité géographique de la demande d’adhésion turque pouvait faire débat, l’attachement du pays, de son gouvernement, de sa population à ses alliances, ses liens politiques, militaires, économiques et culturels avec les démocraties occidentales était hors de doute.
Ainsi en allait-il, du moins, avant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan et du Parti de la justice et du développement, l’AKP, en 2002. Légalement élu, mais sur une base confessionnelle, le militant islamiste, nationaliste et conservateur que n’avait jamais cessé d’être l’actuel président de la République turque n’a que peu à peu tombé le masque démocratique dont il s’était affublé pour séduire l’électorat, et révélé le sens et l’ampleur du programme de régression dont il était le porteur. C’est un grand bond en arrière que M. Erdoğan a fait accomplir à son peuple, à travers une série parfaitement cohérente de mesures et d’orientations qui font revivre, en ce début du XXIe siècle, les mœurs, les intrigues et les ambitions de l’ancien Empire ottoman.
M. Erdoğan, au fil des années, a soit imposé soit autorisé soit encouragé le réencapuchonnement des femmes dans la rue, dans les administrations, dans les écoles et jusque dans l’université. M. Erdoğan, sous couleur de mettre au pas l’armée et la justice, a intimidé, limogé, écarté, traduit devant les tribunaux les militaires et les magistrats qui s’opposaient à la reprise en main de la société par l’islam. La Turquie de M. Erdoğan est, à ce jour, le pays au monde qui a incarcéré et condamné le plus grand nombre de journalistes. Affaires intérieures, dira-t-on. Venons-en donc au plus grave, c’est-à-dire au virage sournois de la politique étrangère d’Istanbul.
Nominalement toujours membre de l’OTAN, la Turquie de M. Erdoğan a sous ce rapport la consistance et la fiabilité d’une planche pourrie. Elle ne s’est pas bornée, pendant la guerre d’Irak, à interdire l’utilisation de ses aéroports par l’aviation américaine, puis à en différer le plus longtemps possible l’usage face à Daech. La Turquie de M. Erdoğan est ce pays qui, jusqu’à ces derniers mois, laissait transiter par son territoire les volontaires qui rejoignaient l’État islamique. La Turquie de M. Erdoğan est ce pays qui, de mèche avec les monarchies du Golfe, acharné à précipiter la chute de Bachar el-Assad, a financé et armé les organisations regroupée dans le Front Al-Nosra, filiale d’Al-Qaïda. La Turquie de M. Erdoğan, officiellement partenaire de la coalition constituée par Washington pour lutter contre le terrorisme sunnite, est officieusement partie prenante de la coalition sunnite qui sabote la lutte contre Daech et fait la guerre aux chiites. La Turquie de M. Erdoğan, bien loin de lutter contre Daech, consacre le plus clair de son énergie à réprimer, à bombarder, voire à assassiner, chez elle ou en dehors de ses frontières, les combattants kurdes qui luttent en première ligne pour leur indépendance et contre la barbarie. La Turquie de M. Erdoğan, qui a pratiquement rompu sa vieille alliance avec Israël, interdit son espace aérien à l’aviation russe désormais engagée contre les islamistes. La Turquie de M. Erdoğan joue en permanence un double jeu conforme à la tradition de la Sublime Porte et soutient dans l’ombre ceux mêmes qu’elle est supposée combattre au grand jour. La Turquie de M. Erdoğan excite, sur son propre sol et à travers toute l’Europe, le nationalisme de son propre peuple et poursuit le rêve anachronique d’un nouvel Empire touranien. Dans ces conditions, que diable viendrait-elle faire sur la galère de l’Union européenne ? La Turquie de M. Erdoğan a choisi son camp, et ce n’est pas le nôtre.
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