Il ne faut pas « stigmatiser », ne pas faire « l’amalgame ». Pour ne pas réveiller la « bête immonde » dont les idées « nauséabondes » nous menacent, il faut louer le « métissage » et la « diversité »… À force de mouliner des mantras, les moulins à prière sémantiques finissent par donner vertige et tournis. Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?
Cela signifie que nos dirigeants ont régressé au stade de ce que Freud appelle la pensée magique. En répétant leurs mantras, ils prononcent des incantations et lancent des exorcismes. Les loups hurlent, les hiboux ululent, Manuel Valls agite ses amulettes. Comme il a perdu ses nerfs, le Premier ministre se flatte de « stigmatiser » le Front national et n’hésite pas à recourir à toutes sortes d’amalgames, alors même qu’il ne cesse de mettre en garde contre les amalgames et la « stigmatisation ». Même contradiction chez ceux qui célèbrent à la fois la « diversité » et le « métissage » sans voir que le second réduit inévitablement la première. Le « métissage » est d’ailleurs lui-même un mot magique, invoqué comme une force agissante au service de la fusion rédemptrice : « L’hybridation généralisée est le rouleau compresseur qui produit l’homogénéisation et le nivellement des cultures, l’abolition finale de la diversité culturelle », écrivait récemment Pierre-André Taguieff. Quant à l’allusion répétée à la « bête l’immonde », elle relève à la fois du vocabulaire zoologique et du langage de curés : comme dans les régimes totalitaires, il s’agit de dénier à l’adversaire son humanité pour le ramener à l’animalité.
De même évoque-t-on jusqu’à plus soif les fameuses « valeurs républicaines ». Mais quelles sont-elles ?
On abuse aujourd’hui du mot « valeurs ». En réalité, il n’existe pas de « valeurs républicaines », il n’y a que des principes républicains. Mais lesquels ? L’allusion à la res publica est chose ancienne : Les six livres de la république de Jean Bodin datent de 1576, la République de Platon remonte au IVe siècle avant notre ère. De quelle République les officiants des « valeurs républicaines » entendent-ils se réclamer ? De la Première, celle de la loi des suspects, de la Terreur et du génocide vendéen ? De la Troisième, celle de la colonisation patronnée par Jules Ferry ? De la Quatrième, restée célèbre par son instabilité ? Le terme « républicain » est en fait un mot-caoutchouc, une « bulle de savon », disait récemment Frédéric Rouvillois.
Il y a déjà quelques années, dans un article resté célèbre, Régis Debray avait avec bonheur opposé les « républicains » et les « démocrates ». Révélateur est à mon avis le fait que la classe dirigeante préfère évoquer les « valeurs républicaines » plutôt que les valeurs démocratiques. Les premières renvoient principalement à l’État, tandis que les secondes privilégient le peuple (souveraineté étatique et souveraineté populaire ne sont pas la même chose). Or, le fossé séparant les peuples des élites mondialisées ne cesse de se creuser. Le peuple rejette spontanément les mots d’ordre de la Nouvelle Classe. La Nouvelle Classe se méfie du peuple, qui pense mal et ne vote jamais comme on lui dit de le faire. D’où les critiques contre le « populisme », manière élégante d’avouer qu’on méprise le peuple et qu’on aspire par-dessus tout à gouverner sans lui.
Les gouvernements s’étant succédé aux affaires ne cessent d’évoquer un autre mantra, le « vivre ensemble », alors même qu’ils sont les premiers atteints lorsqu’ils dénoncent comme « l’anti-France » un bon tiers du corps électoral…
Ici, c’est différent. On peut ironiser sur la façon dont la classe politique use et abuse du « vivre ensemble », mais le mauvais usage que l’on fait de cette expression ne nous dit rien de sa valeur. Or, le « vivre ensemble » est le principe même de toute vie sociale ou communautaire. Le commun est au fondement du politique pour la simple raison qu’il n’y a pas de politique des seuls individus. Il n’y a de politique qu’en référence au collectif. Si la démocratie est en son fond un régime politique, c’est parce qu’elle permet une participation de tous les citoyens aux affaires publiques qui équivaut elle-même à une mise en commun. Le bien commun se définit alors comme ce dont chacun peut jouir sans qu’on puisse en faire l’objet d’un partage. Le commun ne peut être partagé ou divisé, il est inappropriable par nature. Les biens communs sont des supports du vivre ensemble.
Mais encore faut-il comprendre ce qu’implique le « vivre ensemble ». Les gens vivent d’autant mieux ensemble qu’ils peuvent se reconnaître dans ceux qu’ils voient autour d’eux. Les comportements sont d’autant plus altruistes que les gens sont spontanément portés à avoir confiance dans leur entourage. Même les « ghettos », que dénoncent adversaires et partisans de l’immigration, les premiers y voyant autant de « zones de non-droit » et les seconds autant de preuves d’un défaut de « mixité sociale », ne sont pas seulement le résultat des conditions économiques, mais aussi la conséquence du vouloir vivre ensemble. À l’inverse, ce qui détruit le plus le vivre ensemble, c’est l’imposition, le mélange ou la coexistence forcée de modes de vie que les gens ressentent comme profondément différents du leur. Quand ces modes de vie deviennent dominants, les gens commencent à se sentir étrangers chez eux et, s’ils en ont les moyens, ils partent s’installer ailleurs. Ce que la doxa dominante appelle le « vivre ensemble », c’est donc exactement l’inverse de ce qu’il requiert, à savoir l’existence de liens sociaux organiques. Ceux qui prônent aujourd’hui le « vivre ensemble » sont en réalité ceux qui en détruisent le plus consciemment le pouvoir fédérateur.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
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