Dans un billet tout court, sobrement rédigé, mais avec une précision chirurgicale, Luc-Normand Tellier publiait dans le journal Le Devoir du 23 mai dernier un billet (« Montréal, territoire mohawk ? ») qui aurait mérité un accueil retentissant. L’historien n’a pourtant pas lancé un message banal. Il a tout simplement démontré l’ignorance abyssale dans laquelle la rectitude politique et les postures de repentance sont en train de faire plonger le discours public. À l’heure où politiciens et notables en tous genres rivalisent de vertus pour s’excuser de l’histoire, le geste est méritoire et il porte bien au-delà de l’anecdote qui l’a déclenché.
Tellier a tenu à faire un simple rappel des faits : le slogan des bien-pensants qui se croient du bon côté de la morale en rappelant que Montréal est en territoire mohawk non cédé ne repose sur rien d’autre que la contrition. La documentation historique et les recherches archéologiques ne laissent place à aucune ambiguïté. Les trois villages actuellement occupés par des Mohawks aux alentours de Montréal ont été fondés par les missionnaires qui y ont accueilli ou qui y ont rejoint des groupes plus ou moins en dissidence avec la ligue des Cinq-Nations et qui y ont trouvé refuge. Il y avait bien des Iroquoiens du Saint-Laurent pour accueillir Jacques Cartier, mais ils n’étaient plus là quand Maisonneuve et les Montréalistes ont fondé Ville-Marie.
Ce rappel des faits n’enlève rien aux communautés autochtones qui y vivent, sinon que le sauf-conduit pour la vérité qui devrait leur être accordé du seul fait de leur identité culturelle. C’est sur la base de leur condition et de leur statut politique que le Québec devrait définir ses relations avec elles. C’est chose relativement difficile, d’autant qu’elles vivent sous l’empire de la Loi sur les Indiens, une loi canadian inique, une loi d’apartheid qui ne changera pas parce que des incantations mal fondées sont servies pour agrémenter les scénarios d’ouverture d’événements en tous genres. En appeler au fait que le territoire n’a pas été cédé, c’est, du reste, utiliser un argument qui tient du même paradigme de soumission que celui qui sert de socle à la loi canadian. C’est encore représenter les Autochtones comme inscrits dans une logique de conquête et de cantonnement.
Il est plus facile de tripoter les oeuvres et les archives que de renverser un ordre qui ne demande pas mieux que de faire semblant de compatir. Les gestes d’appui symbolique qui restent prisonniers de symboles frelatés ne font que prolonger ce qu’ils dénoncent. Le visage de la folklorisation peut être changeant. Et les costumes victimaires en faire ressortir étrangement les traits.
Le hasard a voulu que le texte de Tellier paraisse le jour même où un musée canadian annonçait qu’un tableau d’une peintre célèbre en ce pays, Emily Carr, allait être renommé parce que son titre, supposément, heurterait des Autochtones. Qu’il en heurte, c’est sans aucun doute vrai, mais cela n’est en aucune manière une raison pour justifier le révisionnisme historique et attenter à l’intégrité d’une oeuvre d’art. Le tableau s’intitule Indian Church parce que c’est ainsi que son auteur l’a nommé, usant du vocabulaire en usage et de son choix à l’époque où le tableau a été produit. Le faire disparaître, c’est renoncer à l’inscrire dans son histoire pour le déporter dans le registre des bons sentiments, registre aussi variable que les courants idéologiques qui l’inspirent.
Ces anecdotes se multiplient un peu partout, en divers pays, et divers motifs sont invoqués pour les justifier, mais elles se ramènent toutes à cette idée que la culture peut désormais être envisagée, définie et vécue comme désencastrée de sa condition d’inscription, délestée de son passé et des couches de sens que le temps qui passe sédimente dans la mémoire et les institutions. Cela renvoie à une terrible et sourde bataille contre la culture savante telle qu’elle s’est constituée en Occident. Modulable au gré des excommunications et des anathèmes, cette culture et les oeuvres qui lui donnent sa densité et sa portée devraient désormais s’effacer devant la mise en scène du simulacre ? Qui décidera d’expurger les mots d’un roman de Michel Tremblay, d’une nouvelle de Madeleine Ferron ou de cacher un nu de Cosgrove ? Il n’y a pas de limites pour une telle dérive.
George Orwell (1984) a donc vu juste. François Truffaut et Bradbury (Fahrenheit 451) également. Nous campons au bord d’un véritable abîme d’inculture. Applaudir les vertueux qui prennent leurs aises avec les faits historiques, c’est brûler des livres. C’est une menace beaucoup plus grave que le numérique et la dématérialisation. Il y a là un enjeu culturel majeur qu’il importe de bien nommer pour bien comprendre le sens des batailles à livrer. S’imaginer pouvoir reconstruire les oeuvres pour se bricoler non pas du sens, mais des armes de légitimation idéologique, c’est travailler contre le lien social fondamental.