J’ai souvent l’impression d’appartenir à un peuple qui ne s’aime pas. Un Québécois est un Français d’Amérique. Or, dans cette formule, c’est le terme « Français » qui compte le plus. Si les Québécois cessaient de parler le français, ils ne se distingueraient plus vraiment des Canadiens, voire des États-Uniens. Bien sûr, nous avons quelques valeurs et coutumes différentes de celles de ces peuples – nous sommes, par exemple, plus égalitaires et plus pacifistes —, mais, fondamentalement, c’est la langue qui marque notre distinction. Aussi, ne pas chérir cette langue, ne pas tout faire pour qu’elle s’impose dans toutes les sphères de l’existence, revient à nous mépriser nous-mêmes.
La figure d’Elvis Gratton incarne cette bêtise qui consiste à se diminuer soi-même. Ce que le regretté Pierre Falardeau, dans ses films consacrés à ce personnage, cherche à nous faire comprendre, c’est que Gratton n’est pas qu’un gros épais; c’est surtout un colonisé, c’est-à-dire un Québécois qui pense profondément que l’anglais est plus prestigieux que le français, que la culture anglophone est plus noble, plus branchée sur les « grandes affaires » que la culture québécoise francophone, tout juste bonne pour exprimer des préoccupations domestiques. Gratton est québécois, mais, comme Céline Dion et le Cirque du Soleil, il rêve d’être américain et de parler en anglais pour avoir accès à la réussite. Tout le monde le trouve épais; pourtant, son attitude est encore très répandue, même dans les rangs de ceux qui s’en moquent.
Dans un texte d’opinion parue dans La Presse du 26 septembre 2011, Claude Bachand trace le portrait du colonisé québécois actuel. Ce dernier, écrit-il, trouve normal d’être servi en anglais dans des commerces montréalais, magasine dans des commerces dont les raisons sociales sont en anglais, accepte qu’on s’adresse à lui en anglais au Centre Bell et au stade McGill, trouve normal que les chansons entendues dans des téléséries ou des films québécois soient en anglais, que les enfants de la loi 101 choisissent d’étudier en anglais au cégep et à l’université et il trouve anormal que les politiciens québécois ne soient pas bilingues (alors que c’est la norme dans la plupart des pays). Aucun peuple normal ne tolérerait de telles situations. Le Québécois colonisé, lui, s’en accommode avec résignation, en écoutant The Price is right, au canal V.
Même dans Lanaudière, Elvis Gratton est bien vivant et sera peut-être à la 8e édition de l’October Blues. Aux élections fédérales du 2 mai dernier, les électeurs de Berthier-Maskinongé ont élu une unilingue anglophone pour les représenter. Where’s the problem? She’s so nice! La semaine suivante, des étudiants en techniques administratives du cégep de Joliette organisaient un concours intitulé Joliette’s Got Talent. Presque tous les gagnants ont présenté des numéros en anglais et le groupe Call me Doctor a diverti la foule. Au même moment, les étudiants en musique du même cégep présentaient Planète Blues, un spectacle de fin d’année tout en anglais. Même plus besoin d’étudier dans une institution scolaire anglophone pour s’angliciser!
En négligeant ainsi leur langue, qui est le cœur de leur identité, les Québécois s’avilissent eux-mêmes. Et qu’on ne vienne pas me dire que si le français recule au Québec, c’est parce qu’on le parle mal. Ce serait prendre la conséquence pour la cause. Une langue ne disparaît pas parce qu’on la parle mal. Une langue perd du terrain et finit par disparaître quand elle n’est plus nécessaire pour gagner sa vie et quand elle perd son prestige social et culturel. S’il faut parler anglais pour travailler, créer et réussir au Québec, le français deviendra folklorique, c’est-à-dire une belle langue inutile.
Pour en finir avec le règne d’Elvis Gratton au Québec, les discours sur la qualité de la langue ne serviront à rien. Il faut imposer, par une Charte de la langue française renforcée, le français comme langue de travail, de commerce, d’enseignement et de l’administration publique. La qualité, essentielle, suivra.
louisco@sympatico.ca
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