De tous les domaines de la connaissance, l'histoire est probablement celui qui a connu le meilleur sort au Québec. Notre tradition historiographique, en effet, est riche et fait honneur au génie québécois. D'abord nourrie par des autodidactes savants que relaieront des scientifiques rompus à la recherche de pointe, elle offre un corpus à la fois accessible et élégant sur le plan stylistique qui incarne, plus que tout autre peut-être, l'aventure française en Amérique.
Faire de l'histoire est une entreprise délicate parce qu'elle consiste à traiter d'une chose qui n'existe plus -- le passé -- à partir d'un présent qui impose ses propres exigences. Quand, au surplus, cette activité s'applique à une petite nation aux assises identitaires incertaines, le défi s'avère encore plus redoutable, quoique d'autant plus nécessaire.
Nos historiens, pourtant, non seulement l'ont relevé avec brio, mais ils l'ont fait en toute lucidité, en ne cessant de réfléchir aux enjeux renouvelés qui se présentaient à eux. Voilà ce qui ressort avec une remarquable netteté de Parole d'historiens, une anthologie des réflexions sur l'histoire au Québec présentée par les jeunes historiens Éric Bédard et Julien Goyette. Original, dense, stimulant et très instructif, cet ouvrage s'impose comme un impératif à tous ceux que le destin du Québec intéresse.
«Les historiens québécois, écrit Bédard, ont de tout temps ressenti le besoin de prendre du recul et de réfléchir sur leur pratique.» La raison de cette attitude est simple: «Malgré le progrès de la recherche, que presque tous reconnaissent, la question de la finalité de la démarche historique continue de se poser.» Pourquoi, en effet, faire de l'histoire? Pour mieux comprendre le présent? Pour sauver l'honneur des ancêtres? Pour proposer des mythes stimulants à la nation? Pour établir, tout simplement, la vérité? Et du pourquoi découle bien sûr le comment. L'histoire est-elle une science ou un art? Peut-elle être objective ou est-elle condamnée au relativisme? L'historien, pour résumer, «a-t-il une mission particulière»? Tous nos grands historiens, c'est leur honneur, ont accepté d'affronter ces difficiles questions. Parole d'historiens regroupe, pour la première fois, les beaux fruits de leur engagement réflexif.
Les anciens, déjà, de Garneau à Groulx, s'activent à justifier et à baliser leur pratique. Garneau, on en sourit aujourd'hui, présente l'histoire, en 1859, comme «une science analytique rigoureuse» et affirme s'y adonner, dix ans plus tôt, pour «rétablir la vérité si souvent défigurée» et répliquer aux insultes subies par ses compatriotes. Sulte, en 1882, clame qu'il écrit «la vérité» tout en défendant «la cause des Habitants». Rumilly, dont la monumentale Histoire de la province de Québec penche très à droite, s'élève pourtant, en 1943, contre une histoire de type idéologique. Tous pour la vérité, donc, la main sur le coeur et leçons de méthode à l'appui, mais toujours au service d'une cause à saveur idéologique.
La démonstration la plus éclatante de cette tension entre le souci de la vérité et l'attachement à une cause qui caractérise l'époque vient de la polémique entre Arthur Maheux et Lionel Groulx au sujet du rôle de l'histoire dans la mésentente nationale. Le premier accuse le second, sans le nommer, d'être responsable d'un enseignement de l'histoire qui encourage la division nationale. Il prône donc un enseignement «objectif et scientifique» qui, selon lui, favoriserait «la concorde au lieu de la tuer»! Furieux, Groulx lui répond qu'il ne veut pas d'une histoire écrite «avec une encre mêlée de miel et... d'un peu de suif de mouton». «Certes, ajoute-t-il, je ne veux pas d'une histoire haineuse, inutilement passionnée. Mais il n'existe pas deux sortes d'histoire; je n'en connais qu'une: l'histoire objective, véridique.» Et la suite de son texte, le très polémique Pourquoi nous sommes divisés de 1943, dit avec une force renversante que vérité et concorde, dans notre histoire, s'accommodent mal.
Les modernes
La génération qui suivra celle de ces pionniers marque, selon Bédard et Goyette, «le moment de la modernisation». Elle va de Frégault à Jean Hamelin, et Marcel Trudel résume bien son esprit quand il écrit, en 1949: «Il est étrange qu'un historien en soit réduit à s'excuser d'avoir accumulé des références et une nomenclature bibliographique: l'histoire, au Canada français, est toujours confortablement assise dans la chaire de rhétorique et regarde de bien haut l'historien-chercheur qui veut être scientifique.» Le même Trudel, dans un extrait de ses Mémoires d'un autre siècle qu'on attend encore en format poche, livre un magnifique témoignage sur la nécessaire humilité de l'historien scientifique, qui «ne dépend que du document», souvent difficile à trouver: «Devant cette Nouvelle-France du XVIIe siècle, je suis comme un spectateur qu'un mur sépare de la scène. [...] J'entends des voix, mais les mots n'ont pas de suite. Je voudrais poser des questions, mais ils ne m'entendent pas [...].»
Les modernes qui suivront surmonteront en partie le problème en concentrant leurs travaux sur l'histoire contemporaine. Le territoire du Québec remplace alors le Canada français comme objet d'étude, l'histoire sociale (des femmes, des travailleurs, du peuple) remplace une histoire plus politique, la base documentaire s'élargit (registres d'état civil, recensement, etc.) et les structures économiques et sociales prennent la place des grands hommes dans l'intérêt des chercheurs... et des chercheuses, avec l'arrivée d'une histoire féministe.
Le Québec, disent les Linteau, Durocher, Bouchard et consorts, «a suivi un cours très analogue à celui de toutes les autres sociétés occidentales», ce que leurs devanciers n'auraient pas su voir. Qualifiés de «révisionnistes», [ces historiens seront fortement critiqués par un Ronald Rudin->www.vigile.net/groulx/cornellierrudin.html], qui les accusera de nier les spécificités de l'histoire du Québec, et par un Jean-Marie Fecteau, qui leur reprochera d'avoir négligé l'intentionnalité politique et les valeurs des agents historiques en les écrasant sous les contraintes structurelles.
Où est la vérité dans tout ça? Certainement pas, écrit Jocelyn Létourneau, dans la longue complainte douloureuse à laquelle trop d'historiens ont ramené notre histoire. Dans un texte beau et fort reproduit dans ces pages, Létourneau -- s'est-il inspiré de la concorde de Maheux? -- demande «comment construire l'avenir sans oublier le passé mais en refusant de s'y embourber?» et donne à l'historien le mandat d'aider son peuple à «discerner ce qui, dans l'ayant-été, doit être réassumé ou désassumé au nom des valeurs et des contextes du présent».
La pratique de l'histoire au Québec, du début à la fin de ce parcours, a-t-elle évolué? Oui, sur le plan de la critique et des méthodes, conclut Julien Goyette, mais non du point de vue de l'interprétation puisque «l'histoire est portée par l'imprévisible, et c'est ce qui lui procure, à la fin, son ouverture et sa richesse». Cet ouvrage indispensable en fait l'éclatante et émouvante démonstration.
louiscornellier@ipcommunications.ca
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Parole d'historiens
Anthologie des réflexions sur l'histoire au Québec
Choix de textes et présentation par Éric Bédard et Julien Goyette
Presses de l'Université de Montréal
Montréal, 2006, 492 pages
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