"Maman, t'as vu que les enfants, on pollue ?". C'est la question penaude qu'a lancée récemment la fille, pré-adolescente, d'une journaliste de Marianne à sa mère. Cette brusque prise de conscience n'était pas liée à la prévision d'une colo cet été à l'autre bout du monde, non, l'ado en question s'inquiétait de sa simple présence sur Terre. Elle venait, via l'un de ses groupes WhatsApp, de regarder une vidéo publiée le 10 juin par le média Brut, dans sa rubrique "Nature", relayant un témoignage de l'Américaine Leilani Munter, ancienne pilote de course devenue activiste écolo, intitulé : "Elle a choisi de ne pas avoir d'enfant pour préserver la planète".
Partagée plus de 600 fois sur Twitter, la séquence a cumulé plus de 185.000 vues avec ce discours : "J'ai décidé de ne pas avoir d'enfant pour préserver le futur de notre planète. Cela a de loin un plus grand impact que tout autre geste. Peu importe à quel point tu es écolo et tu respectes la planète (...), le meilleur moyen pour nous de réduire (notre empreinte carbone) est d'avoir moins d'enfants ou de ne pas avoir d'enfant". Et Brut d'appuyer ces paroles avec un graphique comparant le coût carbone d'"un enfant en moins" à celui… de renoncer à manger de la viande ou d'abandonner sa bagnole à essence.
C'est une petite musique qui commence à devenir récurrente dans plusieurs médias : pour mériter son badge d'écolo, faire son tri sélectif ou éviter de prendre l'avion ne suffit plus : il faut renoncer à faire des enfants. En octobre dernier, la comparaison avec des gestes écolos du quotidien suscitait pourtant encore de l'indignation. Quelques jours après la publication d'une tribune dans laquelle plusieurs dizaines de scientifiques émérites appelaient à "freiner la croissance de la population" afin de "sauver l'habitabilité de notre planète d'un désastre annoncé", une infographie de l'AFP tirée d'une étude de l'"Environnemental Research Letters" pointait la mesure "avoir un enfant en moins" comme la plus efficace pour réduire son empreinte carbone. Dans un tweet sobrement intitulé "Quelques moyens pour réduire son empreinte carbone", cette mesure arrivait au bout d'une liste partant de "changer ses ampoules"… Le tollé suscité chez nombre d'internautes avait été tel que l'agence de presse avait dû préciser dans un autre tweet : "Comme vous l'aurez compris, l'AFP ne vous invite pas à faire moins d'enfants…".
Quelques moyens pour réduire son empreinte carbone #AFP pic.twitter.com/QcFw0waCUG
— Agence France-Presse (@afpfr) October 8, 2018
Quatre mois plus tard, à l'occasion d'un débat dans L'Obs, l'écologiste Yves Cochet, ancien ministre de l'Environnement dans le gouvernement de Lionel Jospin, proposait à son tour de réduire la croissance démographique dans les pays développés, reprenant une idée qu'il avait déjà énoncée en 2009 : "Ce sont eux qui ont le mode de vie le plus polluant". Autre avantage de cette mesure mis en avant : pouvoir "mieux accueillir les migrants qui frappent à nos portes". Et plutôt que de laisser, comme l'Américaine de Brut, le choix aux gens, Cochet proposait pour les décourager de "renverser notre politique d'incitation à la natalité, en inversant la logique des allocations familiales" : "Plus vous avez d'enfants, plus vos allocations diminuent, jusqu'à disparaître à partir de la troisième naissance".
Panique face à l'accélération des effets du changement climatique ? En réalité, ces préconisations ne datent pas d'hier. Elles remontent au malthusianisme, doctrine britannique née à la fin du XVIIIe siècle. En 1798, le prêtre anglican Thomas Malthus publie un Essai sur le principe de la population, dans lequel il explique que la population va augmenter plus vite que les ressources disponibles. "A cet instant de l'Histoire, l'Angleterre connaît une forte croissance démographique et la peur de famines est dans l'air", contextualise pour Marianne Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l'environnement, chargé de recherche au CNRS. Pour parer le danger, le prêtre a une solution toute trouvée : limiter les naissances en arrêtant d'aider les plus pauvres, dans le but de ne pas encourager leur reproduction. Mais depuis lors, les progrès technologiques, notamment en termes d'agriculture, et la transition démographique des pays européens, avaient relégué Malthus au rang de vieux souvenir.
"Le discours des néomalthusiens s'articule autour du fait que l'environnement global planétaire va être dégradé"
Plus d'un siècle plus tard, le malthusianisme connaît un retour en force. Dans sa forme la plus fidèle, d'abord, en Asie. En Inde, l'Etat sponsorise des "campagnes de stérilisation" depuis les années 60, à destination des femmes. En Chine, la fameuse politique de l'enfant unique, abandonnée en 2015, trouve ses origines non pas dans la tradition politique de Pékin mais bien dans le malthusianisme européen. Objectif, à chaque fois : établir un contrôle démographique dans des pays en passe de devenir les plus peuplés du monde.
Aux Etats-Unis, la montée des mouvements environnementalistes dans les années 60-70 repose la question du développement de l'espèce humaine dans un monde où les ressources ne sont pas infinies. "A la différence de Malthus, on ne se soucie pas seulement du manque de ressources auquel risquerait d'être confrontée une nation trop nombreuse, mais aussi des dégradations qu'un trop plein d'hommes pourrait causer à la planète, complète Fabien Locher, historien des sciences et chargé de recherche au CNRS. Le discours des néomalthusiens s'articule autour du fait que l'environnement global planétaire va être dégradé parce que la population explose".
Dans la lignée du groupe de réflexion du Club de Rome, créé en 1968, le mouvement est notamment porté par Paul R. Ehrlich, avec son best-seller The Population Bomb (la "bombe de la population", en VF), publié également en 1968. Assimilant la "prolifération humaine" à un "cancer", le professeur de l'université de Stanford dénonce "trop de voitures, trop d'usines, trop de détergents, trop de pesticides […], trop d'oxyde de carbone. La cause en est toujours la même : trop de monde sur la Terre". Pas avare en prophéties funestes, Ehrlich prédit que des centaines de millions de personnes mourront de faim dans la décennie à venir, dont 65 millions aux Etats-Unis, et qu'il est probable "que l'Angleterre n'existe plus d'ici à l'an 2000". Sûr de son fait, Ehrlich avertit encore dans les années 70 que "la fin arriverait dans les 15 prochaines années". Entendant par cela "un effondrement total de la capacité de la planète à subvenir aux besoins de l'humanité".
Si l'Angleterre existe toujours aujourd'hui, les erreurs d'Ehrlich n'ont pas refroidi les tenants du néomalthusianisme contemporain. Un temps écartées par la révolution néo-libérale, les thèses malthusiennes ont refait leur entrée dans le subconscient, portées par les craintes d'apocalypse climatique à venir. Outre-Atlantique, Lisa Hymas, éditorialiste américaine, lance en 2011 le mouvement des "ginks", comme "Green inclined, no kids" ("engagement vert, pas d'enfants"). La même année, Stefanie Iris Weiss, chroniqueuse de la version US du Huffington Post, sort Eco-Sex: Go Green Between the Sheets and Make your Love Life Sustainable, dans lequel elle développe l'intérêt que les femmes ont à ne pas procréer. Pas pour leur liberté ou leur carrière, mais bien pour la planète. A l'époque, le raisonnement faisait encore sourire et restait marginal. Neuf ans plus tard, il revient de plus en plus dans la sphère médiatique.
Alors la France, hantée depuis l'après-guerre par une crainte du dépeuplement qui l'a rendue championne européenne de la natalité, serait-elle tentée à son tour de se serrer la ceinture de chasteté ? S'il convient que "face à une catastrophe qui paraît
inéluctable, certains puissent être tentés d'opter pour une solution aussi
radicale", Fabien Locher avertit : "Il y a un risque que ce discours entraîne des dérives malthusianistes au nom de l'écologie". Aux Etats-Unis, les théories néomalthusiennes, en partie écartées par la révolution néolibérale, l'ont également été par le mouvement des droits civiques : "La gauche afro-américaine a rapidement mis en garde contre la vision néomalthusienne qui suggérait un contrôle de la fécondité, rappelle le chercheur. Les personnes qui risquaient le plus d'y être soumises étaient en effet, évidemment, les plus vulnérables, comme les populations afro-américaines"…
Alimentant l'angoisse d'une apocalypse démographique, ces activistes courent aussi le risque d'incriminer les pays à forte natalité, qui sont aussi les plus démunis. "Ce qui est une aberration : un habitant du Niger, qui a l'un des plus forts taux de natalité au monde, pollue bien moins qu'un Européen ou un Américain", relève Jean-Baptiste Fressoz. Ce qui rappelle enfin qu'en établissant le renoncement à la conception d'un enfant comme solution la plus efficace à l'urgence écologiste, les activistes de la dénatalité relativisent l'importance d'une remise en cause du mode de vie et de consommation, ce que le scientifique appelle à ne pas oublier : "Il est impératif de délier écologie et démographie. Le réchauffement climatique n'est pas lié au nombre de personnes qui sont sur cette planète mais à la manière dont ils l’exploitent". "Se dire que le seul moyen de sauver la planète est de décider de ne plus faire d'enfant est une vision qui rejette tout espoir d'action collective, abonde Fabien Locher. C'est un refus du politique comme un commun : tout est fichu, j'agis seul". Sauf que la culpabilisation, elle, risque d'être collective : après le "flight shaming" (honte de prendre l'avion) qui se répand, bientôt le "kid shaming" ?