On ne me pardonnait point, par exemple, de ne plus croire au « bienfait providentiel » de la Conquête anglaise, mais cette conquête, de la plutôt présenter sous l’aspect d’une catastrophe.
– Lionel Groulx
Depuis près de trente ans, dans les médias, à l’université et en politique, Lionel Groulx est considéré comme une référence sulfureuse : il représenterait la part maudite du nationalisme québécois, et même, sa part honteuse, celle qu’il faudrait transcender et même renier pour advenir à la maturité démocratique. Le mauvais procès intenté contre lui par certains esprits querelleurs au début des années 1990 a marqué les consciences, même si leurs travaux étaient d’une rigueur incertaine, à la limite de la malhonnêteté intellectuelle. L’homme qu’on a longtemps considéré, avec raison, comme la principale figure de la renaissance nationaliste du début du vingtième siècle est devenu infréquentable et plusieurs souverainistes, au fil du temps, se sont ralliés à cette interdiction. Certains vont même jusqu’à vouloir rayer son nom de l’espace public, comme s’il était toxique. Un temps, il suffisait de dire son nom pour susciter l’effroi de ceux qui sont soucieux plus que tout de leur responsabilité mondaine. Eux qui ne jurent souvent que par René Lévesque peinaient à se rappeler que le fondateur du Parti québécois confessait pour Groulx un mélange de tendresse et d’admiration : il lui reconnaissait notamment le mérite d’avoir redressé mentalement une nation qui avait pris l’habitude de l’avachissement et où « les épines dorsales se présentaient plus souvent en accent circonflexe qu’autrement1 ».
La querelle autour de Groulx peut s’enflammer ou s’apaiser selon les années : elle ne s’éteint jamais vraiment. Groulx demeure le symbole d’un nationalisme de conviction que nos élites politiques et intellectuelles ont spontanément tendance à assimiler à « l’extrémisme » politique, comme lui-même l’avait noté en son temps2.
Reprenons les mots de Groulx :
[…] quoi qu’en disent, en effet, les caudataires de la race anglo-saxonne chez nous, nous ne sommes pas des extrémistes. Et notre prétendu extrémisme n’est pas plus que l’histoire la cause de la désunion. Je ne sais point, dans notre vie, de phénomène plus étrange et plus attristant que cette propension morbide à nous rapetisser moralement, à nous accuser, par exemple, de tous les péchés, et plus particulièrement de ceux que nous n’avons pas commis. […] S’il fallait en croire les doléances de quelques-uns de ces singuliers bon-ententistes, tout miel pour les autres, tout fiel pour les leurs, plus sensibles à la désunion entre les races qu’à la désunion entre leurs compatriotes, si zélés pour la réconciliation générale qu’ils seraient prêts à l’opérer, au prix de la brouille entre leurs propres frères, pour ces bons apôtres, disais-je, c’est nous qui serions les loups au Canada ; les autres seraient les agneaux, avec ce résultat paradoxal que ce seraient les agneaux qui auraient mangé les loups (Lionel Groulx, Pourquoi nous sommes divisés, Montréal, Éditions de l’Action nationale, p. 8-9).
Dans leur désir de manifester un loyalisme ostentatoire devant le régime fédéral, elles en viennent toujours à « dédramatiser les pertes » subies dans le régime fédéral, pour reprendre les mots de Robert Laplante3. Les modes idéologiques changent et la définition de l’extrémisme évolue. Il faut bien concéder que le procès haineux contre Groulx ne date pas d’hier. Autrefois, on lui reprochait d’être anti-anglais, ensuite, on l’a accusé bêtement et faussement d’être anti-juif, aujourd’hui, on en fait la figure d’un nationalisme fermé, chauvin, mesquin. Une seule constante : pour ses ennemis, il doit demeurer infréquentable.
Ce qu’on ne lui pardonne pas, en fait, c’est de ne pas faire de concession dans sa défense intransigeante de l’intérêt national québécois : c’est peut-être même de n’avoir jamais douté de la pleine légitimité d’un point de vue québécois sur le monde ni de l’existence du peuple québécois. Groulx représente un nationalisme vivant dans une époque qu’on caricature encore sous les traits de la Grande Noirceur4. Le monde d’avant la Révolution tranquille demeure radicalement inintelligible pour nos Modernes qui croient reconnaître dans toute tentative de jeter des ponts vers lui un fantasme régressif et une coupable nostalgie. Chercher à redécouvrir la part vivante du vieux nationalisme, c’est, selon la formule convenue, vouloir nous ramener en arrière et nous condamner au repli passéiste. Le peuple québécois n’aurait pas droit à la continuité historique. Nous serions condamnés à ne plus lire les auteurs prérévolutionnaires : le seul Québec légitime serait le Québec d’après la Révolution tranquille. On ne sera pas surpris de le sentir aspirer par une forme de néant idéologique, comme s’il devait se dissoudre dans une forme d’universalisme indifférenciée. Un peuple ne se déracine pas sans en payer le prix.
Cette mémoire obstruée par le mythe de la Grande Noirceur nous empêche de comprendre que la Révolution tranquille, loin d’être une création ex nihilo, a été préparée intellectuellement par le nationalisme groulxiste et par le mouvement qui s’en réclamait. Comme l’écrit Charles-Philippe Courtois, « la volonté d’émancipation nationale qui s’exprime dans les années 1960-1970 est effectivement travaillée depuis des décennies et L’Action française des années 1920 a joué un rôle clé dans l’élaboration d’une pensée nationale canadienne-française5 ». Cette censure est encore plus étouffante à un moment de notre histoire où le nationalisme issu de la Révolution tranquille semble essoufflé, et même épuisé. À travers toutes les mauvaises polémiques qui pleuvent sur sa mémoire, on en vient à oublier la trace réelle laissée par Groulx dans l’histoire du Québec et ce qu’il y a d’encore pertinent dans son nationalisme. Ce n’est pas que Groulx manque de défenseurs, mais d’une attaque à l’autre, et d’une défense à l’autre, notre « éveilleur national », pour reprendre les mots de René Lévesque, n’existe qu’à travers la controverse. Mais en en faisant une figure essentiellement polémique, qu’il faut pendre ou défendre, on s’interdit de le relire sereinement, de reprendre certaines de ses analyses et de réfléchir à la valeur de ses intuitions. On s’interdit de le relire pour ce qu’il est : un grand classique de l’histoire des idées, de l’histoire et de la littérature au Québec. On ne le considère plus vraiment comme un penseur qui pourrait nous aider à comprendre le passé comme le présent du Québec.
Groulx comme théoricien nationaliste
Il existe pourtant un fait majeur, incontournable : celui qu’on appelait communément le chanoine Groulx a révolutionné la pensée politique canadienne-française au début du vingtième siècle, en la recentrant sur le Québec, alors qu’elle s’était dévoyée dans une illusion pancanadienne avec Henri Bourassa6. Ce dernier croyait faire grandir le peuple canadien-français en élargissant sa conscience collective pour qu’il embrasse le destin du Canada tout entier. Groulx voyait dans cet élargissement une dilution du sentiment national spécifique à son peuple et ajoutait que s’il ne défendait pas vigoureusement ses intérêts, personne ne le ferait à sa place7. Groulx ne faisait pas partie de ceux qui doutaient de l’existence nationale des Canadiens français.
À un jeune abbé qui s’était dit d’origine canadienne-française, un haut personnage romain demandait un jour : « Pourquoi Canadien français ? Pourquoi pas simplement Canadien ? » La question est aussi opportune que si l’on demandait à un Écossais : Pourquoi Écossais ? À un habitant de la Tchéquo-Slovaquie : Pourquoi Tchèque ? Pourquoi Slovaque ? […] Aussi longtemps qu’on ne pourra faire que ce qui est ne soit pas, trois millions de Canadiens auront le droit de se proclamer Canadiens français parce qu’il y a une telle chose, en Amérique du Nord, que la nationalité canadienne-française : nationalité véritable qui n’est pas seulement une entité ethnique et historique dûment caractérisée, mais aussi et tout autant une réalité juridique et politique8.
Groulx n’avait rien d’un utopiste et croyait les tensions entre les peuples consubstantiels à la condition humaine : « Écartons tout optimisme chimérique. Aussi longtemps que l’humanité portera la tare originelle, les luttes de races resteront des phénomènes inévitables9. » Dès lors, un peuple devrait avoir le souci de se défendre : cela implique de contrôler, dans la mesure du possible, ses institutions.
La rupture avec Bourassa n’était en vérité rien d’autre qu’une forme de retour au réel : le nationalisme canadien-français se délivrait d’un fantasme pour renouer avec les déterminants premiers de la condition québécoise. Depuis la Conquête, d’ailleurs, le peuple canadien-français avait l’instinct de son enracinement québécois et a toujours cherché à constituer ou reconstituer une communauté politique autour de la vallée du Saint-Laurent où il serait clairement majoritaire et où il disposerait d’une part substantielle de souveraineté. Mais on peut dire que Lionel Groulx et les nationalistes de L’Action française seront ceux qui « théoriseront » vraiment la vocation du Québec comme État national des Canadiens français. En 1937, Groulx frappera une formule forte : « Notre État français, nous l’aurons. » S’il n’abandonnera jamais les Canadiens français hors Québec, il rappellera sans cesse, au fil des décennies, l’importance du pouvoir politique pour les Canadiens-français. Autrement dit, les Canadiens français ne devaient pas seulement défendre leurs droits comme minorité à la grandeur du Canada, mais exercer une souveraineté, ce qui est un besoin vital pour un peuple. Maurice Séguin, de ce point de vue, a moins rompu avec Groulx qu’il ne l’a radicalisé : il existe une plus grande continuité qu’on ne l’a traditionnellement reconnu entre le nationalisme de Groulx et celui des historiens de l’école de Montréal10. Groulx et Séguin sont deux penseurs de l’agir-par-soi collectif.
L’histoire comme pensée politique chez Lionel Groulx
Si Groulx est un théoricien de la renaissance nationale du Canada français, c’est d’abord et avant tout parce qu’il est historien. On pourrait renverser la formule : si Groulx est devenu historien, c’est aussi pour œuvrer à la renaissance nationale, une action à laquelle il se vouera explicitement dans les pages de L’Action française puis de L’Action nationale. On aime dire que Groulx a professionnalisé le métier d’historien, qu’il a œuvré à son institutionnalisation11. C’est vrai. Mais on aurait tort de négliger ce qu’on pourrait appeler le souffle romantique et l’élan existentiel qui traversent son œuvre. S’il a le souci des faits et des archives, et s’enorgueillit d’écrire une histoire objective, Groulx a aussi, et peut-être surtout, celui de faire du destin de son peuple une grande fresque racontant et justifiant son existence. Groulx ne pratique pas l’histoire à la manière d’un savant en cabinet, étranger à son objet d’étude, le regardant avec une forme de curiosité entomologique. Il raconte l’histoire de sa nation, qu’il présente à la manière d’un groupe humain avec une personnalité singulière, qui entend persévérer dans son être historique. Il raconte l’histoire d’un peuple qui peut chuter, qui peut se relever, qui peut trembler, qui peut s’élancer, qui peut avoir peur et qui peut avoir du courage. Celle d’un peuple vivant, pour le dire autrement.
Citons Guy Frégault qui, dans L’Action nationale, résumera bien le rapport intime entre l’histoire et la politique chez Groulx : « On m’a souvent demandé s’il faut voir en lui un historien ou un homme d’action. Ma réponse est que seul un homme d’action pouvait pratiquer l’histoire comme il l’a fait et que seul un historien pouvait mener l’action qu’il a menée12. » Groulx pense la politique à partir de l’histoire de son peuple : il cherche à le comprendre pour dégager les lignes de fond qui déterminent son destin. Il cherche aussi à dégager ce qu’on pourrait appeler son caractère national. L’histoire y est conçue comme la matière première à partir de laquelle penser l’identité et les intérêts de la nation. Pour le dire autrement, l’histoire est le savoir national par excellence – c’est le savoir par lequel on pense la nation, et qui prépare aussi à la gouverner et à la mobiliser. Comme il l’écrira dans ses Mémoires, c’est en connaissant et en comprenant les passions de son peuple qu’on peut le sortir de sa torpeur, le mobiliser, le convaincre de faire de grandes choses13. Raconter l’histoire nationale, c’est dégager les raisons de vivre d’une nation, c’est faire surgir sa personnalité collective, sa psychologie spécifique. Inversement, un peuple qui oublie son histoire se condamne à l’anémie identitaire et spirituelle : « Quand un peuple est malheureux, désorienté, pour avoir rompu avec son histoire, la première nécessité est de s’y ressouder14. »
On comprend à quel point la vision groulxiste tranche avec la conception qu’on se fait aujourd’hui de l’histoire dans les milieux académiques – même si la conscience populaire a encore des attentes existentielles en matière historique. Dans la perspective qui est la sienne, le monde est fait de peuples, de nations, de religions, de civilisations, et de manière analogique, Groulx les perçoit comme des réalités vivantes, qui ne se laissent pas définir exclusivement par les schèmes de pensée du contractualisme moderne. On peut transformer un peuple, on peut lui donner de nouvelles institutions : on ne peut le fabriquer, encore moins le créer. Un peuple naît dans les profondeurs de l’histoire, il prend peu à peu conscience de lui-même. L’historien peut constater sa naissance, il peut la raconter, mais il se trouve devant un phénomène qui n’est pas comme on dit aujourd’hui une pure construction sociale. L’histoire est toutefois la meilleure manière de connaître un peuple, d’identifier ses intérêts vitaux. Si on parle au début du vingtième siècle de l’identité nationale, c’est naturellement parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de douter de l’existence de la nation. On parle alors spontanément de l’âme de la nation et du principe spirituel qui l’anime, pour reprendre les mots de Renan. Et la nation, chez Groulx, se transcende par le haut par un principe de civilisation, comme on le voit avec le rôle du catholicisme dans sa pensée ou l’importance accordée aux lettres classiques.
Comme Garneau, Groulx a chanté la grandeur de la Nouvelle-France. On se souvient dans quel contexte Garneau s’est engagé dans l’écriture de l’histoire du Canada. Après l’Acte d’Union de 1840 qui entrainait la disparition politique du Canada français, et la publication du rapport Durham qui programmait l’assimilation des Canadiens français, Garneau se tournera vers la Nouvelle-France pour y retrouver les origines glorieuses de la nation. En d’autres mots, la Nouvelle-France a prouvé la valeur de notre existence comme nation et fonde notre droit à persévérer dans notre être historique. C’est là que les Canadiens français trouveront les ressources de gloire et d’héroïsme nécessaires pour traverser la nouvelle période de leur histoire ouverte par la Conquête où leur droit à l’existence nationale est fondamentalement compromis et remis en question. Dans La naissance d’une race (Librairie d’Action canadienne-française, 1930) comme dans son Histoire du Canada français depuis la découverte (Fides, 1961) notamment, Groulx se montrera fidèle à cette mémoire glorieuse de la Nouvelle-France. C’est ainsi qu’on comprendra le culte de Dollard des Ormeaux, qu’il cherchera à donner en exemple à la jeunesse : avec Dollard, la Nouvelle-France redevenait un mythe et reprenait vie et inspirait les années présentes15.
La vitalité d’une nation dépend donc de sa capacité à se raconter son histoire d’une telle manière qu’elle y reconnaisse un destin digne d’être poursuivi. On comprend que dans un ensemble fédéral où le rapport entre les nations demeure mal défini et encore profondément déterminé par un rapport de domination, le récit collectif devient un enjeu politique central : il joue un rôle majeur dans la construction de la légitimité étatique.
C’est dans cette perspective que Groulx mènera la bataille dans les années 1940 contre ceux qui voudraient dissoudre l’histoire du peuple canadien-français dans celle du grand tout canadien, comme le proposera notamment l’abbé Arthur Maheux, qui expliquait notamment les divisions internes au Canada par l’absence d’un récit national unifié dans lequel les peuples viendraient fondre leur singularité. Pourquoi sommes-nous divisés ? se demandera l’abbé Maheux, en reprochant aux Canadiens français d’être davantage attachés au Canada français et au Québec qu’au Canada, ce qu’il associait à une forme de provincialisme ethnocentrique16. La réponse de Groulx, Pourquoi nous sommes divisés, est probablement une des polémiques les plus virulentes de la carrière intellectuelle de Groulx. On y sent l’exaspération d’un homme devant ceux qui s’imaginent que la meilleure manière de se grandir pour le peuple canadien-français consiste à se diminuer jusqu’à se dissoudre, comme si c’était en cessant d’exister sous notre propre nom que nous pourrions enfin être dignes de l’histoire universelle.
Pour Groulx, l’élément premier qui ressort de l’histoire du peuple canadien-français, c’est justement le souci de préserver sa différence, de conserver sa singularité, et son refus de se laisser dissoudre dans la civilisation anglo-protestante qui l’entoure. Groulx s’intéresse à l’instinct de survie d’un peuple qui manifestement, s’accroche à l’existence même dans des circonstances absolument défavorables. Si sa foi en la divine providence n’est pas étrangère à la confiance profonde qu’il a dans le destin de son petit peuple, plus prosaïquement, c’est son enracinement dans une terre qui lui appartient pleinement qui lui semble garantir politiquement la possibilité de son émancipation. Finalement, Groulx répondra à Maheux que si les Canadiens sont divisés, c’est que derrière l’artifice juridique qu’est la « nation canadienne », il y a deux nationalités historiques distinctes qui n’en formeront qu’une que le jour où l’élément français se sera laissé dissoudre et broyer par l’élément anglais.
De 1917 à 1927 : la commémoration de la confédération en deux temps
Je l’ai mentionné, c’est à travers L’Action française puis L’Action nationale que Groulx mènera son action directement militante. Mais son action militante, comme le suggérait déjà Frégault, est une action historique. Et le fait est que la renaissance du nationalisme canadien-français au début du vingtième siècle s’inscrit dans le contexte des premiers grands bilans de la Confédération canadienne. En 1917, elle fête ses cinquante ans. En 1927, elle fêtera ses soixante ans. Le nationalisme groulxiste veut faire entendre une note dissonante dans le concert de célébration fédéraliste et bonne-ententiste et poser clairement la question du régime. Alors que nos élites vaincues, parvenues, domestiquées et colonisées chantent le régime fédéral, la loyauté canadienne-française à l’Empire britannique et les libertés retrouvées avec la constitution de la province de Québec, Groulx et les siens veulent marquer un désaccord majeur. Il n’est pas inintéressant de revenir sur cette critique de la grande commémoration canadienne au moment où le Canada, aujourd’hui, célèbre dans une orgie de festivités son 150e anniversaire.
C’est évidemment Lionel Groulx qui signe le texte phare de la critique de la commémoration fédérale en juillet 1917, qui a pour titre « Ce cinquantenaire ». Il s’agit d’un texte majeur, qui marque une rupture explicite entre les nationalistes québécois et le Canada. Le patriotisme ronflant et satisfait des notables québécois fiers d’être Canadiens est fustigé. Si Groulx reconnaît, peut-être de manière rhétorique, la noblesse des intentions des Pères de la Confédération, c’est pour mieux faire le procès de la trahison de leur œuvre. En un mot, la Confédération canadienne n’aura pas survécu à ses fondateurs. « Que diraient les Pères de la Confédération si, pour un moment, ils réapparaissaient dans notre arène politique17 ? » Groulx n’est pas loin de suggérer que la chose était inévitable, car, comment pouvait-on espérer transfigurer une relation de domination nouée dans la Conquête par la simple création d’un nouveau régime ? La réalité qu’il décrit est brutale : partout, les Canadiens français ont dû se battre pour leurs droits culturels et linguistiques. Ils en sont même rendus à devoir se battre pour leur « droit suprême à l’existence18 ».
Le bilan groulxiste est impitoyable : le Canada risque d’être un tombeau pour la nation canadienne-française, et cela, d’autant plus que les élites politiques ont intériorisé une psychologie du colonisé. Elles reprochent moins aux Canadiens anglais leur manque de respect pour les droits nationaux des Canadiens français qu’elles ne reprochent à ces derniers de réagir trop vivement et brusquement lorsqu’ils sont agressés. L’appartenance au Canada a conséquemment poussé nos élites à en venir à croire que la relativisation des droits nationaux des Canadiens français est le prix à payer pour demeurer dans un grand ensemble politique où ils sont en minorité. Faut-il dès lors se surprendre de voir Groulx poser clairement la question d’une rupture du pacte fédéral, d’autant plus qu’il semble convaincu qu’il n’y a rien à faire vraiment pour renverser la situation ? Sa formule frappe, même si elle utilise les mots d’un autre temps : « Et pour qui nous prend-on enfin si l’on croit que nous allons prolonger plus longtemps cette alliance de dupes où notre race n’a plus qu’à choisir entre la séparation et l’abdication19 ? »
La question est donc posée clairement : après un bilan historique aussi sévère de notre expérience fédérale, peut-on sérieusement rester dans la confédération ? Cette question reviendra en boucle dans l’œuvre de Groulx. Dans les cours qu’il consacrera en 1917-1918 au campus montréalais de l’Université Laval, Groulx approfondira cette réflexion en spéculant sur l’éventuel éclatement des grands empires coloniaux qui donnerait sa chance aux petites nations en quête d’indépendance, ce qui, soit dit en passant, renverse l’idée depuis longtemps colportée voulant que les nationalistes de l’époque évoluaient dans un bocal et qu’ils étaient fermés au monde20. Il n’est pas surprenant qu’à peine quelques années plus tard, L’Action française se soit lancée dans une grande enquête, Notre avenir politique, où elle tire les conséquences de ce constat qui s’est transformé en certitude : le temps des empires est terminé, la confédération éclatera et les Canadiens français doivent être prêts à saisir leur indépendance lorsque les circonstances l’imposeront. Il ne s’agit plus seulement de faire le bilan du passé, mais d’envisager de quoi sera fait l’avenir : dans quelle mesure les Canadiens français ont-ils les moyens de se reprendre en main ? Une question encore plus concrète se dégage : dans quelle mesure ont-ils les moyens de l’indépendance ?
Groulx scrute le passé. Dans un moment de grands bouleversements mondiaux, et alors qu’il pressent un possible éclatement de la fédération canadienne, il abat sa carte principale, il dévoile l’idéal qui éclaire son enquête :
Cherchons alors, sous le front des ancêtres, parmi les vieux rêves dont ils illuminèrent leur vie, cherchons si quelques-uns ne nous fourniraient pas des indications. Nous ouvrons notre histoire et quelle n’est pas la réponse dont vibrent beaucoup de ses pages ? Notre histoire nous révèle que, depuis l’époque lointaine où, par la conscience acquise de notre entité ethnique, s’éveilla chez nous l’idée de patrie et de nationalité, depuis lors, le rêve d’une indépendance française ne cesse plus de hanter l’esprit de la race21.
Réinterprétant toute l’histoire du Québec, il en arrive à la conclusion que l’indépendance est l’aspiration fondamentale qui la traverse et l’éclaire. Groulx voyait dans l’indépendance l’expression d’un réflexe de survie : « C’est de la constance du péril suspendu sur notre existence française, qu’a vécu notre rêve irréductible d’indépendance politique22. »
On connait la suite : la Confédération n’éclatera pas dans les années 20 et l’Empire britannique non plus – la décolonisation attendra quelques décennies encore. Il faudra deux guerres mondiales pour que les empires s’effondrent complètement. Cela n’empêchera pas L’Action française de mener en 1927, pour le soixantième anniversaire de la Confédération, une grande enquête, où encore une fois, elle examinera l’histoire du régime. Elle en tire une brochure : Les Canadiens français et la Confédération canadienne. Le titre est parlant : on n’y examine pas la confédération pour elle-même, mais dans son rapport avec la nation canadienne-française. C’est à partir de ses intérêts qu’on pense le régime : c’est le fédéralisme qui doit se plier à la nation, et non pas l’inverse. L’indépendance semble s’éloigner, mais le bilan de la confédération ne s’améliore pas. On continue de faire son procès et d’examiner de quelle manière elle contrarie l’existence nationale des Canadiens français.
En d’autres mots, encore une fois, on gâche la fête : les Canadiens français ne doivent pas se laisser imposer une définition d’eux-mêmes à laquelle ils seront étrangers. Groulx réitère la thèse de la fragilité structurelle de la Confédération : « l’on convient qu’après plus d’un demi-siècle d’existence, la Confédération canadienne reste encore un géant anémique, porteur de maints germes de dissolution23. » Si la Confédération a survécu aux secousses de l’après-guerre, rien ne laisse croire qu’on lui a promis l’éternité. Un État qui rassemble des peuples ne voulant pas vivre ensemble est appelé à éclater tôt ou tard sous la pression de ses contradictions, à moins de s’adapter clairement à chacune de ses composantes, ce que le Canada ne semble manifestement pas pressé de faire en 1927. Groulx a beau écrire, à la manière d’une révérence rhétorique devant ses supérieurs, qu’il ne veut pas provoquer l’éclatement de la constitution canadienne, manifestement, il l’espère, et ne cesse de vérifier de quelle manière elle pourrait enfin s’effondrer ou peu à peu s’effriter. Le fédéralisme, nous dit Groulx, est un compromis alors que « l’état parfait, c’est proprement la libre disposition de soi-même à travers l’indépendance24 ». On ne sera pas surpris qu’il invoque la providence pour qu’un jour, son peuple l’embrasse.
Conclusion : le nationalisme est un humanisme
Le nationalisme de Lionel Groulx est traversé par un élan spirituel qu’il nous est possible de comprendre dans un monde devenu étranger à son catholicisme. À travers lui, on comprend que l’indépendance n’est pas qu’une question politique : il s’agit de savoir dans quelle mesure nous participerons au monde en notre propre nom, et dans quelle mesure la culture québécoise peut représenter une authentique médiation vers l’universel. On connaît son grand discours de 1937 sur l’État français, mais on prend rarement la peine de voir à quel point Groulx inscrivait le destin de son peuple dans celui de l’humanité. Il vaut la peine de le citer largement pour en prendre conscience :
J’espère avec tous les ancêtres qui ont espéré ; j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau foyer, spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme en son visage. Les snobs, les bonne-ententistes, les défaitistes peuvent nous crier tant qu’ils voudront : « vous êtes la dernière génération de Canadiens français… » Je leur réponds, avec toute la jeunesse : « Nous sommes la génération des vivants. Vous êtes la dernière génération des morts25 !
Il y a là une compréhension profonde d’une réalité qui échappe aux théoriciens libéraux contemporains : il y a au cœur de la cité une part sacrée. On pourrait en tirer une autre leçon : moins une nation est consciente de son identité, et moins elle désirera s’autodéterminer.
Dans cette brève étude, j’ai voulu montrer de quelle manière la pensée politique de Lionel Groulx est une pensée fondamentalement historique. Penser la politique, pour Groulx, n’est pas un exercice spéculatif, il ne s’agit pas non plus de la construction d’un bien commun idéal, dégagé d’une cité historique, mais bien d’une réflexion sur une nation particulière qui a son génie propre et qui n’est pas interchangeable avec les autres. Il y a une telle chose qu’une situation du Québec, ou si on préfère, une condition québécoise, et Groulx a consacré l’essentiel de son œuvre à la comprendre, et à voir quelles étaient les conditions de l’épanouissement de celui qu’on appelait encore le peuple canadien-français. L’Action nationale, en plaçant la nation au cœur de sa réflexion, et en posant toujours la question de son plein épanouissement, hérite encore aujourd’hui de son directeur historique.
Groulx disait : « L’Histoire, oserais-je dire, et sans aucune intention de paradoxe, c’est ce qu’il y a de plus vivant ; le passé, c’est ce qu’il y a de plus présent26. » C’est à travers l’histoire que l’homme fait l’expérience de sa condition politique. L’histoire, chez Groulx, n’est pas un déterminisme : il a beau scruter les lignes de fond de notre parcours historique, il ne préjuge jamais de ce que sera fait l’avenir. L’homme peut grandir, l’homme peut déchoir : Groulx ne verse pas dans ce qu’on a appelé l’apolitisme des Canadiens français. Combien de fois n’a-t-il pas lancé un appel à l’action aux jeunes générations en leur disant que l’heure est décisive et que certaines occasions ne se représentent pas dans la vie d’un peuple ? N’était-ce pas une manière de dire que si la foi en la Providence peut soutenir l’action humaine, elle ne saurait s’y substituer ? N’était-ce pas une manière de dire aux hommes qu’ils sont quand même maîtres de leur destin, pour peu qu’ils ne s’imaginent pas jetés dans un monde absolument neuf où ils n’hériteraient de rien ?
1 Xavier Gélinas, « Notes sur René Lévesque et le traditionalisme canadien-français », dans : Alexandre Stefanescu (dir.), René Lévesque. Mythes et réalités, Montréal, VLB, p. 37-49.
2 Faut-il rappeler que pour Groulx, le terme de race n’a pas la signification qu’on lui prête aujourd’hui ? Comme il l’écrit : « […] le nationalisme canadien-français n’a pourtant jamais commis la monstruosité de se fonder ni uniquement, ni même principalement sur la base racique. Rattacher son type humain au dolichocéphale ou au brachycéphale, n’est point, que nous sachions, l’un de ces problèmes qui torturent les esprits sur les bords du Saint-Laurent. La race, la langue, qu’on y tient, sans doute, pour d’augustes réalités, n’y représentent aucune de ces idéologies orgueilleuses, aucun de ces primats absolus où se sont complus des philosophes saxons et germains » (L’enseignement français au Canada, tome 2, Montréal, Librairie Granger Frères, 1933, p. 244-245). Non seulement Groulx n’a rien d’un raciste, mais il est aussi conscient qu’un patriotisme complet se transcende à travers la conscience d’appartenir à une civilisation. « Moins que jamais, une culture, si riche soit-elle, ne saurait se concevoir comme un système clos, confiné à l’exploitation de son seul fonds, n’empruntant qu’à soi-même. L’humanisme n’est ni anglais, ni français, ni allemand ; il est européen, occidental, humain, tous les pays civilisés lui ayant fourni quelque élément. Il s’ensuit donc que toute culture qui s’isole est, en un certain sens, une culture qui s’étiole ». (p. 250-251).
3 Robert Laplante, Chroniques de l’enfermement, Montréal, Éditions de l’Action nationale, 2003
4 Pour une remise en question du mythe de la Grande Noirceur, Martin Lemay, À la défense de Maurice Duplessis, Montréal, Québec-Amérique, 2016.
5 Charles-Philippe Courtois, « Préface », dans Lionel Groulx, L’Appel de la race, Montréal, Biblio-Fides, 2015, p. 23.
6 Sur Bourassa, on consultera François-Albert Angers, La pensée de Henri Bourassa, Montréal, Éditions de L’Action nationale, 1954, 244 p.
7 Le nationalisme bourassiste entraînait le peuple québécois dans une de ces illusions où il a pris l’habitude de se perdre historiquement : c’est que le Canada n’est habitable mentalement qu’à travers un fantasme, ou si on préfère, qu’à travers sa reconstruction imaginaire. Il faut le transfigurer mentalement pour s’imaginer y avoir sa place politiquement. Cette tentation sera récurrente dans l’histoire du fédéralisme canadien, comme on a pu le voir ensuite dans les années Trudeau.
8 Lionel Groulx, L’enseignement français au Canada, tome 2, Montréal, Librairie Granger Frères, 1933, p. 245.
9 Lionel Groulx, ibid. p. 254
10 Sur les rapports entre Groulx et l’école de Montréal, on relira Guy Frégault, Lionel Groulx tel qu’en lui-même, Montréal, Léméac, 1978.
11 Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec, Sillery, Septentrion, 1998.
12 Guy Frégault, « Lionel Groulx », L’Action nationale, juin 1968, p. 849
13 Lionel Groulx, Mes mémoires, tome 3, Montréal, Fides, 1972, p. 276.
14 Lionel Groux, Directives, Saint-Hyacinthe, Éditions Alerte, 1959, p. 212
15 Lionel Groulx, Dix ans d’Action française, Montréal, Bibliothèque de L’Action française, 1926, p. 89-123.
16 Abbé Arthur Maheux, Pourquoi sommes-nous divisés ?, Causeries radiophoniques présentées et transmises par les postes de Radio-Canada, 1943.
17 Lionel Groulx, « Ce cinquantenaire », dans L’Action française, juillet 1917, p. 197
18 Ibid., p. 200
19 Ibid., p. 201
20 Lionel Groulx, La Confédération canadienne : ses origines, Montréal, Le Devoir, 1918.
21 Lionel Groulx, Notre avenir politique, Montréal, Bibliothèque de L’Action française, 1923, p. 23
22 Ibid., p. 26
23 Ibid., p. 20
24 Lionel Groulx, « Les Canadiens français et l’établissement de la confédération », dans Les Canadiens français et la Confédération canadienne, Montréal, Bibliothèque de L’Action française, 1927 P.4
25 Lionel Groux, Directives, Saint-Hyacinthe, Éditions Alerte, 1959, p. 222-223
26 Guy Frégault, « Lionel Groulx », L’Action nationale, juin 1968, p. 849