Denis Lacorne, directeur de recherche au CERI
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Comment expliquez-vous la vitalité du discours religieux dans cette longue campagne américaine ?
J'y vois deux raisons. D'abord un effet d'histoire rétrospective. Les candidats ont cru, à tort, que le thème le plus souvent cité lors de l'élection présidentielle de 2004, les "valeurs morales traditionnelles", resterait prédominant en 2008. Ensuite, le calendrier même des primaires, privilégiant des Etats où l'évangélisme domine : 60 % des électeurs républicains dans le caucus de l'Iowa ; 55 % des électeurs blancs et républicains en Caroline du Sud. Les candidats ont donc fait étalage de leurs croyances, avec un curieux effet de surenchère : "Plus chrétien que moi tu meurs." La palme de l'hyper-évangélisme revient à l'ancien pasteur baptiste Mike Huckabee, mais même le mormon Mitt Romney évoquait Jésus, son sauveur. Barack Obama parlait de sa conversion, et Hillary Clinton priait avec une fréquence étonnante...
L'héritage du parlementarisme anglais a eu des effets durables sur les présidents américains, à commencer par George Washington, qui prêtaient serment sur la Bible (ce que ne prévoit pas la Constitution). Mais n'oublions pas qu'il existe, parallèlement, une véritable tradition laïque américaine, marquée par la dénonciation de l'alliance du trône avec l'autel. Des fondateurs et futurs présidents comme Thomas Jefferson et James Madison combattirent pour l'abolition de tous les privilèges religieux en Virginie. Ce fut leur premier combat politique, avec ce résultat : l'interdiction de tout financement public à une quelconque église et, surtout, l'abolition du statut d'église officielle, réservé dans cet Etat à l'église anglicane. Ils n'agissaient pas par anticléricalisme, mais pour mettre sur un pied d'égalité, sans argent public, toutes les églises, au nom d'un authentique pluralisme religieux. Madison avait fait sienne cette formule de Voltaire : "S'il n'y avait qu'une religion, le despotisme serait à craindre. S'il y en avait deux, elles se couperaient la gorge. Mais il y en a trente, elles vivent en paix, heureuses."
N'est-on pas aujourd'hui très loin d'un Thomas Jefferson, le plus impie des présidents américains ?
Oui, dans le camp des religieux, des évangéliques de la droite républicaine pure et dure, court l'idée que la nation américaine est une nation chrétienne et qu'il est temps de corriger la Constitution qui omet toute référence à Dieu. C'est ce qu'a proposé le candidat républicain Mike Huckabee dans le Michigan : un amendement pour que la Constitution respecte enfin les "principes divins" (God's standards). La droite chrétienne ne peut admettre que les institutions américaines soient une création des Lumières, inspirées par des impies, des agnostiques ou des déistes comme Thomas Jefferson. Celui-ci fut accusé d'athéisme lors de l'élection présidentielle de 1800 (qu'il remporta). On disait qu'il voulait jeter des milliers de Bibles au bûcher et installer, comme la France jacobine, un culte de la déesse Raison. Jefferson n'était pas jacobin, mais il était voltairien. Il écrivait dans ses Observations sur la Virginie (1786) que le fait qu'il y ait 20 dieux ou aucun dieu lui était indifférent "tant que cela ne (lui) vid (ait) pas les poches ni ne (lui) bris (ait) la jambe".
Les évangéliques n'ont pas compris que le "créateur" de la Déclaration d'indépendance (rédigée par Jefferson), en qui ils trouvent une preuve de la fondation chrétienne de l'Amérique, n'est qu'un Dieu rhétorique, un grand architecte de l'univers qui donne aux hommes des droits inaliénables - la vie, la liberté et la recherche du bonheur -, puis disparaît. La Déclaration d'indépendance précise bien, en effet, que les hommes, et les hommes seuls, établissent des gouvernements pour garantir leurs droits. La seule source du pouvoir vient du "consentement des gouvernés". Dieu n'a rien à voir avec la souveraineté du peuple ! Et c'est bien pourquoi la Constitution des Etats-Unis scandalise les plus pieux. Elle commence avec la phrase : "Nous, peuple des Etats-Unis... décrétons, etc."
Cela dit, le premier amendement interdit toute église officielle au niveau fédéral, mais ne se prononce pas sur le niveau local ou fédéré. Certains Etats comme le Connecticut et le Massachusetts maintiendront des églises officielles jusqu'en 1833. Ces petites théocraties disparaîtront finalement sous le poids de l'opinion publique.
Aucun candidat n'a refusé de parler de sa foi religieuse. Pas un n'a évoqué John F. Kennedy, qui disait qu'il s'agissait d'une affaire privée. Pourquoi ?
Les primaires diffèrent en cela de l'élection générale. La campagne qui s'ouvrira à l'automne, après les conventions républicaines et démocrates, devrait nettement moins aborder l'angle religieux. Le vote évangélique ne pèsera que dans les Etats du Sud profond.
Dans les grands Etats comme la Californie, celui de New York, le New Jersey, la religion ne constitue pas un enjeu essentiel. Un candidat très conservateur pourra certes dénoncer, comme en 2004, le mariage gay ou le droit à l'avortement, mais le débat portera surtout et de plus en plus sur l'économie, la protection sociale, l'immigration... Pour comprendre l'importance de la référence religieuse dans la stratégie du Parti républicain, il faut se reporter aux années 1960, à une époque où un républicain avait peu de chance de remporter la course à la Maison Blanche - entre 1932 et 1964, ce n'est arrivé qu'une seule fois. Avec l'élection de Kennedy, tout semblait indiquer que la suprématie démocrate allait perdurer. D'où cette idée de s'attaquer au Sud, un pré carré démocrate depuis que le Parti républicain de Lincoln, le parti des abolitionnistes, était devenu celui de l'ennemi. Aux élections de 1964, le républicain Barry Goldwater n'obtint que 38 % des voix mais remporta cinq Etats dans le Grand Sud avec plus de 55 %. Il faisait la preuve qu'un programme politique centré sur des valeurs familiales et des notions très conservatrices de la société pouvait marquer des points. D'ailleurs, lorsque Johnson signa la grande loi sur les droits civiques en juillet 1964, il dit à son collaborateur Bill Moyers : "Je crois que nous venons de perdre le Sud."
La stratégie sudiste des candidats républicains a eu des effets immédiats sur les élections présidentielles : Nixon, Reagan, Bush père et fils obtenaient chacun une majorité des suffrages exprimés par les électeurs blancs sudistes.
Le dernier espoir en date d'une reconquête du Sud par les démocrates était Jimmy Carter, ancien gouverneur de Géorgie et véritable "born again christian", chrétien régénéré, sans pour autant être un fondamentaliste religieux. Il appartient au courant moderniste de la Southern Baptist Convention, une fédération d'Eglises baptistes aujourd'hui contrôlée par les fondamentalistes. Carter voulait faire respecter les grandes lois libératrices votées sous l'administration Johnson. Il n'admettait pas que des Eglises baptistes résistent à la déségrégation scolaire en créant des écoles confessionnelles réservées aux enfants des classes moyennes blanches et il demanda aux impôts de mettre fin à l'exemption fiscale dont jouissaient ces écoles. Cette posture rendra fous furieux les conservateurs blancs sudistes, qui s'engageront à fond, à partir de ce moment, dans le combat politique contre le Parti démocrate.
Y avait-il d'autres facteurs de clivage ?
Oui, la Cour suprême, qu'on déteste à droite. Celle-ci est alors dominée par des juges progressistes qui vont, tour à tour, invalider des lois autorisant (ou imposant) la prière dans les écoles publiques, l'usage de citations de la Bible, ou encore les prières dans les stades de foot ou lors des remises de diplômes. D'autres décisions de la Cour interdiront l'enseignement du créationnisme seul ou côte à côte avec le darwinisme. Enfin, la Cour reconnaît l'existence d'un droit à la contraception, puis à l'avortement. Toutes ces mesures sont jugées scandaleuses par la droite chrétienne. Après la parenthèse Carter, Reagan, soutenu par la majorité morale de Jerry Falwell, récupérait, en 1980, 60 % du vote blanc sudiste, puis 70 % quatre ans plus tard... un comble pour cet ancien acteur de séries B, divorcé, passionné d'astrologie et indifférent à la religion en privé.
Que représente aujourd'hui ce vote des évangéliques qu'on estime à un peu plus du quart des croyants ?
On sait que, en 2004, George W. Bush a obtenu 78 % des voix des évangéliques blancs et 61 % des voix des Américains les plus pieux (toutes confessions confondues) : ceux qui vont au culte ou à la messe une fois par semaine ou plus. Le poids du vote religieux a évidemment marqué les premiers caucus ou primaires, dans des Etats où la population des électeurs évangéliques blancs est particulièrement nombreuse. Dans l'Iowa, où 60 % des électeurs républicains étaient des évangéliques ou des "born again", Huckabee l'emportait haut la main, loin devant Romney ou McCain. En Caroline du Sud, au coeur de la Bible Belt, où 55 % des électeurs se définissent comme des évangéliques, Huckabee a certes séduit 43 % de ce segment, mais cela n'a pas empêché McCain de gagner. Au fur et à mesure que les primaires se déplacent vers l'ouest et le nord-est, le poids du vote évangélique ira diminuant. Ce ne sont pas les dévots qui font les élections, mais les modérés, aussi bien chez les républicains que chez les démocrates. C'est pourquoi McCain, qui dénonça jadis les dirigeants de la droite chrétienne comme des "fanatiques", a bien plus de chance de l'emporter à la tête du parti républicain que l'ancien prédicateur baptiste Huckabee, dont le seul objectif avoué est de "rendre la nation au Christ". La perspective d'une théodémocratie américaine n'est pas pour demain. L'Amérique des Lumières n'a pas disparu. Elle a pour fondement l'irréligion, c'est-à-dire une Constitution sans dieu.
Denis Lacorne, directeur de recherche au CERI-Sciences Po. Auteur notamment de "De la religion en Amérique" (Gallimard, 2007).
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Propos recueillis par Nicolas Bourcier
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Denis Lacorne, directeur de recherche au CERI-Sciences Po
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