Autres extraits du livre :
Extrait 1
« Ce 21 novembre, Didier Lemaire est venu donner son cours, comme prévu. Le professeur de philosophie a l’habitude de monter dans sa classe en passant par l’arrière du lycée, sans s’arrêter dans la salle des profs, et il n’a rien entendu de la rumeur inquiète du lycée. À peine relève-t-il la légère odeur de brûlé dans l’escalier. Sa classe de terminale littéraire a déjà sorti ses cahiers quand on toque à la porte. La proviseure passe une tête. « Cette nuit, plusieurs cocktails Molotov ont été lancés dans la cour. » Elle baisse la voix : « Alain Lambert est mort. » La voilà déjà repartie, sans expliquer ni les circonstances, ni le drame, ni le contexte, rien, comme si aucun lien n’unissait les émeutes et la mort du responsable technique de l’établissement.
Les élèves connaissent bien « monsieur Lambert ». C’est lui qui répare une porte sortie de ses gonds, fait repeindre une salle de classe, change la sonnette ou une poubelle. Sur le portrait que sa compagne a disposé dans l’appartement de fonction où le couple s’est installé, le petit homme trapu au visage rond porte une chemise colorée et une cravate chamarrée qui lui donne un air d’employé du tertiaire, mais c’est un bricoleur : ses doigts courts font des miracles.
(…)
Didier Lemaire se rappelle aussi qu’une semaine plus tôt, jour pour jour, monsieur Lambert, inquiet et angoissé, était venu le trouver sur le parking. Les émeutes battaient leur plein et le gardien était le seul, avec sa compagne, à habiter l’un des logements de fonction. N’importe qui peut pénétrer dans l’établissement et à plusieurs reprises, monsieur Lambert s’est retrouvé nez à nez avec des cambrioleurs, a-t-il confié à Didier Lemaire. Aux premiers incidents, quelques semaines plus tôt, des cars de police ont monté la garde, mais le 8 novembre, neuf jours après la déclaration de l’état d’urgence par le premier ministre, les CRS ont levé le camp. Inquiet de ne plus se trouver sous protection policière, monsieur Lambert s’est mis à veiller toute la nuit, l’œil sur les voitures de service habituées à dormir au lycée, au creux des alvéoles de béton brut creusées dans l’un des bâtiments de l’établissement, presque sous ses fenêtres. La sienne en fait partie.
Ce 21 novembre 2005, à 3 h 45 du matin, le souffle orangé des flammes l’a réveillé en sursaut, apprennent les profs. Au milieu de la cour du lycée, quatre voitures, dont la sienne, sont en train de brûler. Paniqué, le gardien a composé le 18 et, en attendant, tente d’éteindre le feu avec des seaux d’eau, puis avec l’extincteur de sa loge. À l’arrivée des pompiers, il s’active pour pousser un véhicule hors du brasier. Mais tout à coup il se sent mal. Il étouffe. Il passe la porte de son appartement de fonction et s’effondre d’un coup. Les pompiers s’affairent pour le réanimer, sans succès : monsieur Lambert est mort.
Extrait 2
Quelques semaines plus tard, quand le prof de philo a suggéré d’inviter de nouveau Benzine au lycée, les élèves ont protesté : « On sait déjà ce qu’il raconte ! » Alors, Benzine a proposé de faire jouer à la Merise, pour les lycéens, Djihad, une pièce d’un ancien policier, Ismaël Saïdi, qui a connu un vif succès en Belgique en se moquant de l’emprise des religions. Certains garçons ont traîné les pieds, mais après la représentation, la plupart des élèves ont été touchés.
La sortie ne s’est pas faite sans incidents. La proviseure avait prévenu : « Les filles ne devront pas porter leur voile. C’est une sortie scolaire. » Lorsqu’à la porte de la salle, après la pièce, les professeurs ont rappelé à l’ordre celles qui passaient outre, certaines ont protesté : « Jamais je ne me promènerai sans voile à Trappes, c’est comme si j’étais toute nue », a prévenu l’une d’elles. « C’est une question de pudeur », s’est fâchée une autre, et les profs ont dû céder.
Ce n’est pas ce qui inquiète le plus Didier Lemaire. Parfois, quand il tend l’oreille, le prof entend : « Ah oui, mon cousin est à Raqqa. » Lors d’un groupe de travail sur « l’emprise » qu’il mène avec sept élèves de seconde, la conversation dérive un jour sur les jeux vidéo. Tout à coup, un garçon fond en larmes, et raconte que son cousin « est parti en Syrie et que sa famille est détruite ». En France, le djihad paraît bien loin, 4 500 kilomètres séparent Paris de Mossoul, un monde désincarné. À Trappes, la Syrie et ses « combattants » ne sont plus une planète inconnue.
Extrait 3 :
Marie-Laure Ségal et Sylvie Mérillon ont créé une association, Islam et laïcité, rebaptisée Croyance et laïcité après le 11 septembre 2001, afin qu’on ne puisse les accuser de dénigrer la religion musulmane. Depuis les attentats contre les tours du World Trade Center, à New York, des maires, des policiers, des éducateurs ont raconté les graffitis fleuris dans les cités à la gloire d’Oussama ben Laden, le chef d’Al-Qaïda, et même de Mohamed Atta, le coordinateur des attaques. En décembre 2001, les deux enseignantes font part de leurs inquiétudes à un journaliste du Monde de l’éducation. L’article, signé Marc Dupuis et Nicolas Truong, qui a lui-même vécu dans la ville, fait grand bruit dans les squares. Il est titré « À Trappes, l’école coranique sème le trouble » et se réfère à l’enseignement du Coran et de l’arabe dispensé au sein des appartements de la Commune transformés en lieu de prière.
« Mes élèves reviennent de cette école avec des propos racistes et sexistes », y déclare Sylvie Mérillon, qui estime que 80 % de ses élèves d’origine marocaine (soit près de la moitié des effectifs de l’école) la fréquentent. « C’est la loi scolaire qu’ils refusent et la vérité qu’ils prétendent détenir, renchérit Marie-Laure Ségal. Les élèves s’opposant aux thèses rationalistes sont peu nombreux, trois ou quatre, mais perturbants. » Elles ont plusieurs fois convié l’imam afghan Kamalodine et Jaouad Alkhaliki, assurent-elles, mais leurs invitations au dialogue sont restées lettre morte.
En découvrant l’article, les dirigeants de l’Union des musulmans de Trappes réagissent de manière inattendue : ils décident de porter plainte contre les deux femmes « pour injures par voie de presse ». C’est la nouvelle politique de Jaouad Alkhaliki qui considère, a-t-il expliqué à Thomas Deltombe, que « le droit ne se donne pas, il se prend ». Le mot islamophobie n’est pas encore d’un usage répandu, mais Alkhaliki entend bien faire interdire par la justice la critique de l’islam et de ses pratiques. Le climat se crispe, des années avant que la querelle ne s’envenime à l’échelle nationale. Au lycée, Marie-Laure Ségal se voit surnommée « la laïque » et ce n’est pas un compliment. « Madame, c’est vrai que vous croyez pas en Dieu ? » l’interrompt parfois un élève. Découragée, elle choisit de faire valoir ses droits à la retraite.
10/02/2021
08/02/2021
“Dans certains établissements des Yvelines, il y a des parents qui désinfectent leurs enfants car ils ont été en contact de mécréants”
Didier Lemaire à 5min40sec