La participation d’anglophones à l’insurrection étant une simple aberration, restait aux yeux des tories à appuyer la négation de son caractère « purement » politique en la rabaissant dans ce que l’on appelerait aujourd’hui l’identitaire. Voici l’une des raisons pourquoi, de façon générale, on a eu tendance à croire que les « habitans » n’étaient pas responsables des débordements survenus. D’après les rédacteurs du Herald, ils ne sont au mieux que des « dupes » et des « voleurs de bétail » manipulés par des démagogues ambitieux les ayant laissés tombés à l’heure du danger. À travers ces insurgés toutefois, c’est à la mise en accusation des Canadiens-Français dans leur ensemble qu’on assiste, toutes couleurs politiques confondues. La rébellion de 1837 apparaît ainsi comme un « crime collectif », clame le Herald, appelant la condamnation de tous les députés patriotes, la fin de la politique de conciliation préconisée par Londres depuis 1828, la fermeture du Parlement de Québec commandité à même les taxes prélevées sur les marchands et, but ultime, l’abrogation de l’Acte constitutionnel de 1791, origine de tous les maux.
Dès septembre 1837, le gouverneur Gosford avait relevé d’ailleurs que
« The violent and unjustifiable attacks which have been made by the ultra Tory party upon the French Canadians generally have caused an animosity which Mr. Papineau does not fail to turn to account » (Montreal Herald, 2 avril 1838).
On aura noté le renvoi, ici aussi, aux Canadiens-Français « dans leur ensemble », « the great body of the people » comme les désignait Gosford, le mal-aimé. Il ne faut pas trop se surprendre dans ces conditions l’épithète peu flatteuse que lui décochait la feuille orangiste : « lèche-cul » ou « rampant » [« truckling »]. L’interprétation correcte de sa Proclamation « paternelle » du 29 novembre 1837 requiert un examen attentif. On a mal évalué les vrais motifs de sa promulgation. « L’Hydre de la rébellion » levant partout de nouvelles têtes, elle allait interdire à la junte militaire qui s’installe la semaine suivante dans le district de Montréal de procéder de façon unilatérale et expéditive à des « meurtres légaux » en mettant sur pied une Cour martiale. Elle anticipe l’amnistie générale prononcée par Durham en juin 1838. À l’exception d’une poignée de meneurs, la troisième Proclamation de Gosford exonère en effet les insurgés patriotes de la vallée du Richelieu de toutes poursuites judiciaires éventuelles, et ce après la victoire de Saint-Denis et la boucherie de Saint-Charles. La libération de bon nombre de prisonniers « politiques » consternera les rédacteurs du Herald. Une procédure de destitution à l’endroit du commandant des forces armées lui pendait même au bout du nez en cas de désobéissance. Les dessous du bras de fer Gosford/Colborne ne deviendront publics cependant qu’au printemps suivant.
L’Adresse du 13 décembre 1837 signée par McGill et Badgley au nom de la Montreal Constitutional Association offre à cet égard un parallèle intéressant. Elle est un plaidoyer vigoureux en faveur de l’Union législative du Haut et du Bas-Canada – « union » législative où naturellement les Canadiens-Français dans leur ensemble se verraient dépourvus de représentation au moins pendant dix ans au Parlement en guise de punition du crime de rébellion. Bien qu’il ne représente dans la plus favorable des hypothèses que 300 individus au total, parlant au nom de la communauté britannique de Montréal et des environs, le puissant lobby de marchands y accusent lui aussi les meneurs patriotes d’avoir infléchi les luttes parlementaires à l’anglaise entre « factions » en une question d’origine et de nationalité. Les points essentiels de la circulaire se ramènent à ceci :
a) les francophones du district de Montréal ne sont pas directement responsables du bain de sang qui vient de se produire : ils ont été massivement entraînés par des démagogues sans scrupules dans une spirale de revendications, alors que d’eux-mêmes - misérables ilotes sans éducation -, ils ne peuvent rien concevoir ni entreprendre ;
b) leur défense apparente des institutions populaires et du républicanisme est donc fallacieuse, contraire même à tout ce que l’on sait des habitudes, des sentiments et du caractère des Canadiens-Français.
Le Rapport du 30 décembre de la MCA est encore plus explicite. Ne manifestant aucune confiance dans les professions de foi loyalistes des Canadiens-Français survenues après l’écrasement de la révolte populaire spontanée – le Herald désigne ces patriotes modérés par le syntagme coloré « Anti-British lip-loyalists » -, le Comité exécutif affirme lui aussi que, toutes tendances politiques confondues, le sentiment de leur origine nationale distincte est la seule cause réelle des désordres civils récents :
« the growth of a population in Lower Canada, who with a few exceptions, have retained and cherished the distinctive characteristics of a separate people, without sympathies, attachments, or interests in common with their British fellow subjects […] ».
Envisageant l’avenir sombre qui se profile à l’horizon, ce caractère distinct, poursuit le Rapport, mènera inévitablement à « la ruine complète et l’extermination des ressortissants britanniques – voire un tel état lamentable et désespéré que la force des armes et la sagesse ne pourront ni prévenir, ni soigner» [« that distinctiveness will inevitably end in the utter ruin and extermination of the British provincial inhabitants and in a desolation beyond the power of arms or wisdom to prevent or cure »]. On est ici au croisement de ce que Romney appelle le mythe de l’oppression étrangère doublé du mythe d’une subversion interne. Or, de conclure le comité de direction, jamais la croissance de cette nationalité canadienne-française n’aurait pris une proportion aussi alarmante, pour ne pas dire monstrueuse, sans le séparatisme institutionnel qu’autorise la Constitution de 1791. Il faut donc la saborder.
François Deschamps
À suivre
Les Patriotes dans le miroir des torys montréalais (2)
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