De grandes fortunes sont soupçonnées par les autorités fiscales de la France d’avoir dissimulé au Québec des milliards de dollars qui étaient auparavant placés dans les paradis fiscaux.
Des milliardaires français auraient dissimulé leur argent au Québec lorsque leurs fiducies localisées aux Bermudes seraient devenues trop risquées.
En effet, la France a signé avec l’archipel britannique un accord d’échange d’informations visant à lui permettre de mieux combattre l’évasion fiscale internationale, en 2009.
Résultat: le fisc français et l’Agence du revenu du Canada (ARC) sont maintenant engagés dans un bras de fer pour obtenir des renseignements sur des clients d’une mystérieuse firme de gestion de fortunes de Montréal, révèlent des documents de cour.
Cette firme s’appelle Blue Bridge. Elle a ses bureaux au centre-ville de Montréal depuis le début des années 2000.
Des documents démontrent que la plupart des fiducies (ou trusts) hébergées chez Blue Bridge étaient auparavant localisées dans des paradis fiscaux.
La France soupçonne que certaines d’entre elles ont servi à cacher de l’argent pour éviter de payer des impôts.
L’Hexagone cherche depuis 2015 à obtenir des informations précises sur des fiducies administrées chez Blue Bridge dans la province.
Les déplacements de trusts des Bermudes vers le Québec ont commencé à s’enclencher peu de temps après la conclusion de l’accord de 2009, selon les documents.
Chalets et centre commercial
Ces fiducies sont une « structure qui a déjà été utilisée pour dissimuler avoirs et revenus à la connaissance des services fiscaux français », souligne un attaché fiscal, Olivier Decoopman, dans une demande de renseignements à l’ARC en 2015.
Notre Bureau d’enquête a mis la main sur des documents confidentiels qui permettent d’identifier des noms reliés aux quelque 400 fiducies administrées par Blue Bridge à Montréal. On y trouve quelques-unes des plus grandes fortunes de France (voir plus bas).
Les riches clients de Blue Bridge ont investi dans une panoplie de projets, une fois arrivés dans la province, notamment :
Panama Papers au Québec
Blue Bridge était brièvement apparue dans l’actualité lors du scandale des Panama Papers, une vaste fuite de documents qui a embarrassé des personnalités politiques, des gens d’affaires et des vedettes sportives partout dans le monde, en 2016.
Radio-Canada et le quotidien Toronto Star avaient identifié le président de Blue Bridge, Alain E. Roch, un ex-banquier suisse, et un des ses associés, un avocat du cabinet De Grandpré Chait, Jules Brossard.
Ceux-ci étaient parmi les principaux intermédiaires canadiens avec le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca.
« Si certains investissements de nos clients sont détenus par des sociétés étrangères, dans des juridictions dites offshore, nous exigeons que ces sociétés soient liquidées ou régies par les lois canadiennes », avait toutefois assuré Blue Bridge pour justifier son apparition dans les Panama Papers.
La puce à l’oreille
Plusieurs de ces fiducies ont été administrées par la Banque HSBC aux Bermudes.
À l’appui de sa requête, le fisc français dit avoir détecté un mouvement de fonds suspect de près de 1 million d’euros (1,47 million CAD) d’un trust hébergé chez Blue Bridge à Montréal, du nom de Laurentian Trust.
Le bénéficiaire de cette fiducie, que le fisc français a pu identifier, mais dont le nom est caviardé dans les documents, « possède un trust qu’il aurait dû déclarer à l’administration française, ce qui n’a pas été fait à ce jour », écrit l’attaché fiscal Decoopman.
Selon une procédure judiciaire de 2016, le fisc français prévoyait d’imposer des pénalités salées de l’ordre de 5 % par année à des trusts chez Blue Bridge pour non-production de renseignements.
LE QUÉBEC, UN PARADIS FISCAL ?
Le Québec est-il devenu un paradis fiscal pour les milliardaires français ? Plusieurs documents consultés par notre Bureau d’enquête pourraient le laisser croire.
Flou réglementaire
Blue Bridge a opéré au Québec sans avoir le bon permis pendant des années. Pourtant, l’Autorité des marchés financiers (AMF) s’est limitée à lui imposer une amende de 180 000 $. Blue Bridge « reconnaît [...] avoir agi comme société de fiducie sans détenir les autorisations requises », indique une entente signée en 2017. « Tout le monde ici me dit qu’on aurait pu contester [l’amende] et on aurait gagné », a minimisé le patron de Blue Bridge en entrevue, Alain E. Roch, précisant qu’il s’était plutôt fait dérouler le « tapis rouge » pour enregistrer sa « trust company » au Québec.
Un cabinet spécialisé
Un avocat du cabinet montréalais De Grandpré Chait, Jules Brossard, a agi comme co-fiduciaire de trusts hébergés chez Blue Bridge pendant des années.
La Royale s'inquiète
La Banque Royale a eu des doutes assez sérieux sur ce qui se passait chez Blue Bridge pour fermer tous ses comptes en 2014. Selon des allégations du grand patron de Blue Bridge, Alain E. Roch, dans une poursuite contre la Royale, la banque aurait disséminé des informations diffamatoires sur lui à des clients. Il était question de transferts de fonds entre des comptes de Blue Bridge et le compte personnel de Roch. L’affaire s’est réglée hors cour en 2018.
Un ancien banquier suisse
Alain E. Roch est un ancien banquier suisse installé au Québec. Il a travaillé dans le passé pour les banques UBS et Julius Baer, deux institutions qui ont dû payer de fortes amendes dans des scandales d’évasion fiscale. La banque suisse Mirabaud abrite une part des actifs gérés par la firme Blue Bridge au Québec. La Suisse n’a été rayée que cet automne d’une liste grise de paradis fiscaux de l’Union européenne.
Des lois favorables
Les avocats de Blue Bridge multiplient les démarches devant les tribunaux, plaidant que les lois canadiennes les obligent au secret. « Il est impossible de transmettre l’information demandée par Bercy [le fisc français] [...] sans enfreindre les dispositions des lois d’ordre public régissant la protection des renseignements personnels », argumente Blue Bridge en 2016 dans un litige en Cour supérieure. La firme plaide aussi qu’il n’y a pas d’impôt sur la fortune au Canada, contrairement à la France (jusqu’à récemment).
Selon des documents internes, la plupart des clients de Blue Bridge auraient été amenés au Québec par un avocat français du nom de Jacques Le Blevennec.
Ils intéressent le fisc
Nous connaissons les noms des bénéficiaires de trusts, mais ces individus ont obtenu de la Cour fédérale du Canada une ordonnance de confidentialité qui nous empêche de révéler leur identité.
- Un magnat du cinéma dont la fortune est estimée à plus de 1 milliard d’euros, soit environ 1,6 milliard CAD.
- Des membres d’une famille reliée à la fille du cofondateur d’une multinationale de services pétroliers.
- Plusieurs membres d’une famille qui étaient autrefois actionnaires importants d’un géant français de la vente au détail.
- L’héritier et ancien administrateur d’un groupe mondialement connu de produits de luxe et d’articles de mode.
- Une richissime famille qui a fait fortune dans l’armement et l’aviation est aussi liée indirectement à la firme Blue Bridge, a pu constater notre Bureau d’enquête.
Blue Bridge se défend
Le grand patron de Blue Bridge, Alain E. Roch, soutient que tout ce que sa firme fait est légal.
« Notre volonté, c’est de faire valoir le droit pour nos clients », s’est-il justifié, en entrevue.
Il a indiqué que certains clients s’exposaient actuellement à des situations de double imposition « flagrante » et « confiscatoire », notamment en Belgique.
« On se bat pour faire reconnaître qu’il y a une convention [entre le Canada et d’autres pays pour éviter les doubles impositions] ».
« Je comprends que la méthodologie qu’on a mise en place correspond à des besoins de familles aisées, et c’est peut-être pas la clientèle du Journal de Montréal, mais [...] on essaie de pousser pour que la loi s’applique et qu’il n’y ait pas une discrimination », a-t-il expliqué.
Il a décrit la France comme « très agressive » et incohérente dans ses recours contre sa firme.
« C’est quand même incroyable que ce soit à nous de dire aux fonctionnaires [canadiens] : “attention, [...] on vous viole votre convention” », a-t-il avancé.
À propos de son apparition dans les Panama Papers, Alain E. Roch a indiqué que les patrimoines de vieilles familles nanties qui font affaire avec Blue Bridge étaient autrefois « structurés de manière offshore ».
Il a dit qu’il les avait toujours encouragées à « régulariser » leur situation et à aller vers plus de transparence fiscale. « On ne parle pas d’illégalité », a-t-il assuré.
Il y a eu une période, selon lui, où le « offshore était toléré » et évoluait dans une « zone grise », mais cette période serait terminée.