Je connais une Québécoise qui a été une citoyenne de second ordre pendant une partie de sa vie. Née de parents français, elle est arrivée à quatre ans au Québec, où elle a passé sa jeunesse et l'essentiel de sa vie adulte. Pendant une douzaine d'années, elle n'a pas eu le droit de vote ni celui d'être élue puisqu'elle n'avait pas jugé bon de demander la citoyenneté canadienne. Et pourtant, cette même personne a passé des années à faire du bénévolat dans des organisations populaires. Elle peut vous dire combien de compagnons de Jacques Cartier sont morts du scorbut lors de son premier voyage et réciter sur le bout des doigts le conte de la chasse-galerie. Enfin, je ne connais pas de meilleur gâteau aux fruits que le sien.
En réalité, cette immigrante s'est toujours sentie profondément québécoise mais jamais vraiment canadienne. Voilà pourquoi elle n'a pas réclamé la citoyenneté à laquelle elle avait toujours eu droit. Peut-être considérait-elle la citoyenneté comme quelque chose de grave et de sérieux. Je me doute aussi que l'idée de prêter serment à une reine étrangère répugnait profondément à cet esprit libre et moderne.
C'est le jour où elle a postulé un emploi dans une commission scolaire qu'elle a découvert qu'elle était une citoyenne de seconde classe. Pour obtenir un permis d'enseigner au Québec, il fallait à cette époque être citoyen canadien. Ses camarades d'université avaient de moins bonnes notes, mais elles étaient citoyennes, elles. C'est à reculons et avec le sentiment de trahir quelque chose qu'elle est allée prêter serment à un pays qui lui paraît encore aujourd'hui largement étranger.
Si on lui avait offert la possibilité de devenir citoyenne québécoise, elle serait partie en courant jurer sur l'honneur. On dit que la citoyenneté est affaire de symboles. N'est-ce pas une façon de dire qu'elle n'a rien d'accessoire et qu'elle ne devrait jamais être considérée comme une formalité?
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Le débat sur la citoyenneté québécoise a le mérite de nous faire réfléchir à ce qui se cache derrière ces mots. Serait-ce trop demander que de regarder plus loin que Hérouxville ou Kamloops?
En 1993, l'Union européenne s'est donné une citoyenneté. Avec la ratification du traité de Maastricht, les citoyens des pays membres sont tous devenus citoyens européens. Comme toutes les citoyennetés, celle-ci confère des droits et des devoirs. Les citoyens européens ont le droit de se déplacer librement en Europe et de travailler où ils veulent. Ils ont aussi le droit de voter et d'être élus aux élections européennes et municipales. C'est ainsi qu'un Allemand peut se présenter à la mairie de Barcelone et qu'un Belge peut voter pour le maire de Naples. Exactement comme les Ontariens au Québec et les Albertains en Colombie-Britannique.
Pourtant, ces droits souffrent de nombreuses exceptions. En effet, la vie politique des peuples ne s'enferme pas dans une charte des droits. Ainsi le Luxembourg impose-t-il des restrictions aux droits des citoyens européens. Pour voter aux élections municipales luxembourgeoises, un Français ou un Allemand devra avoir résidé dans le pays au moins cinq ans au cours des six dernières années. Pour être éligible, il devra même y avoir résidé dix ans. Il s'agit de tenir compte des particularités de ce petit pays. Au Luxembourg, les étrangers venus des pays européens (en particulier du Portugal) représentent 32 % de la population. Respecter unilatéralement les droits des Européens reviendrait à leur conférer un pouvoir démesuré sur la vie politique de ce petit pays.
La France jouit d'une dérogation encore plus importante. Elle refuse carrément d'accorder aux citoyens européens qui ne sont pas français le droit de se présenter aux élections municipales. Il s'agit d'une entorse majeure à un droit pourtant reconnu. Mais cette exception a ses raisons. Comme les maires et les conseillers français sont ceux qui élisent le Sénat, respecter à la lettre la citoyenneté européenne reviendrait à donner à des étrangers européens qui n'ont pas prêté serment à la France un pouvoir exagéré sur la vie politique nationale. Les étrangers peuvent bien influencer par leur vote le tracé des routes départementales, mais pas les programmes scolaires et la politique étrangère. Pour cela, il faut être français.
Ceux qui s'étonnent que le Québec puisse vivre au sein du Canada sans avoir adopté sa constitution devraient examiner le cas du Groenland. L'ancienne patrie des Vikings est une région autonome du Danemark. Elle jouit d'une large autonomie mais dépend toujours de Copenhague pour la politique étrangère, la défense, la justice et la police. Le Groenland est tout naturellement entré dans l'Union européenne en 1972 avec le Danemark. Jugeant que les politiques de pêche européennes nuisaient à leur économie, les Groenlandais ont tenu un référendum en 1985 par lequel ils ont décidé de se retirer unilatéralement de l'Union mais pas du Danemark. Depuis, le Groenland est dans une situation cocasse. Il fait partie intégrante d'un pays membre de l'Union européenne mais pas de l'Union. Les citoyens européens n'ont donc pas le droit d'être élus et de voter au Groenland. Comme ils ne l'ont pas non plus en Nouvelle-Calédonie, qui est pourtant un territoire français mais qui jouit de sa propre citoyenneté.
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Pour peu qu'on se donne la peine de regarder plus loin que le bout de son nez, on découvrira que les droits de vote et d'éligibilité souffrent partout de certaines dérogations. Même la citoyenneté canadienne ne les garantit pas. Après à peine trois ans à l'extérieur du pays, les Québécois perdent unilatéralement le droit de voter aux élections provinciales. Et cela, même s'ils sont en mission temporaire pour leur employeur et continuent à payer leurs impôts au Québec. En France, une telle pratique serait certainement jugée inconstitutionnelle.
La politique ne consiste-elle (sic) pas à trouver des compromis originaux qui permettent de concilier au mieux les droits, les devoirs et les identités? Pour cela, il faut toutefois se garder de prendre les chartes des droits pour les nouvelles tables de la loi. Comme si l'anathème constitutionnel avait remplacé l'index qui frappait autrefois les livres un peu trop audacieux.
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Note de CR, 2 novembre 2007: une erreur s'est glissée dans ma chronique précédente. J'ai écrit que les citoyens européens n'ont pas le droit de se présenter aux élections municipales françaises puisque les élus municipaux ont le pouvoir d'élire le Sénat. Il aurait fallu dire qu'ils peuvent être élus mais qu'on leur interdit de voter pour le Sénat.
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crioux@ledevoir.com
Des droits... mais encore?
La politique ne consiste-elle pas à trouver des compromis originaux qui permettent de concilier au mieux les droits, les devoirs et les identités? Pour cela, il faut toutefois se garder de prendre les chartes des droits pour les nouvelles tables de la loi.
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