Paris -- Dès la rentrée de 2008, la ville de Lyon offrira des repas sans viande aux 16 400 écoliers qui fréquentent ses cantines scolaires. S'agit-il de se prêter aux caprices des familles végétariennes? Pas le moins du monde! La décision a été prise après de longues discussions avec les représentants des organisations protestantes, catholiques, musulmanes, juives, bouddhistes, arméniennes et laïques.
Il s'agit ni plus ni moins d'un «accommodement raisonnable» destiné à accommoder ceux que les écoliers désignent dans les cours de récréation comme des «sans-porc». Les «sans-porc», ce sont évidemment tous ceux à qui leur code religieux dicte de ne pas manger de ragoût de pattes et de rosette de Lyon.
La laïcité «à la française» a pourtant mauvaise réputation à l'étranger. Depuis l'interdiction du voile dans les écoles et à cause des guerres que se sont longtemps menées l'Église et sa fille aînée, on la décrit volontiers comme intransigeante. Le Québec ne se targue-il pas souvent de se situer quelque part entre l'intransigeance française et le libéralisme des pays d'Europe du Nord?
Pourtant, avec les années, les relations entre l'État français, officiellement laïque, et les divers cultes se sont apaisées. Et il n'est pas rare que la France soit plus «accommodante» que le Québec en ce domaine. C'est même de plus en plus vrai.
Ainsi, avec le début du ramadan, les usines Renault de Flins et Peugeot de Poissy ont décidé de déplacer l'heure de leurs pauses. Il s'agit de permettre aux salariés musulmans de rompre le jeûne dès le coucher du soleil.
Cette semaine, le tribunal de grande instance de la petite ville d'Épinal, dans l'est du pays, a condamné à six mois de prison avec sursis et 2000 $ d'amende la gérante d'un gîte qui avait demandé à des clientes musulmanes d'enlever leur voile dans les parties communes du lieu. «Si des religieuses portant le voile s'étaient présentées dans votre établissement, leur auriez-vous demandé de se découvrir?», a demandé la juge. La propriétaire a eu beau affirmer que l'égalité entre hommes et femmes primait sur les droits religieux, elle n'a pas eu gain de cause.
J'ai toujours pensé que l'interdiction du voile dans les écoles, décrétée il y a quelques années, était une mesure excessive. Toutefois, elle n'était pas d'abord due à l'intolérance religieuse mais plutôt à une sorte de sacralisation de l'école. Pour des raisons historiques, la France a été amenée à considérer l'école comme un sanctuaire et à la soustraire aux influences religieuses et politiques. Vous remarquerez qu'il n'a jamais été question d'étendre cette interdiction aux universités. D'ailleurs, les professeurs de ma fille, qui fréquente le secondaire, ne se cachent pas pour souhaiter bonne année aux élèves juifs à chaque Rosh Hashana. Au primaire, où il y a de l'école le samedi matin, personne ne s'est jamais offusqué de l'absence des élèves juifs.
Sous ses dehors parfois rugueux, la laïcité française a donc trouvé mille et un moyens de se faire accommodante. L'Église catholique jouit d'ailleurs toujours de certains privilèges dus à son rôle historique sans que presque personne y trouve à redire. Contrairement aux autres petits Français, les enfants d'Alsace et de Moselle ont ainsi droit à des cours de catéchèse en classe. Les professeurs sont fournis par le diocèse mais payés par l'État. Tout cela parce que l'Alsace était allemande en 1905, au moment de l'adoption de la Loi sur la laïcité. Ce qui n'empêche pas la Constitution française de proclamer haut et fort que toute la France est un État laïque.
D'ailleurs, l'accommodement qui consiste à libérer le mercredi après-midi pour que chacun puisse se rendre à la paroisse de son choix est une merveille d'inventivité. Il permet à l'école française d'être plus laïque que partout ailleurs tout en étant finalement plus accommodante que dans certains pays.
Autre privilège non négligeable, l'entretien de la plupart des églises est pris en charge par l'État. Considérées comme des monuments historiques, elles sont rénovées à grands frais à même les fonds publics, un service dont ne jouissent pas les mosquées, beaucoup plus récentes. Bien sûr, en invoquant le patrimoine, la laïcité est sauve. Mais en pratique, ce privilège discret évite de devoir fermer ou de convertir en condos des églises qui appartiennent au patrimoine collectif.
L'affaire ne dérange que quelques «laïcards» assez minoritaires. De nombreux Français sont même prêts à admettre que ces petits avantages ne sont que justice tant l'Église a contribué, à travers les siècles, à la civilisation française.
Parmi ces «privilèges» qui ne portent pas leur nom, il faut aussi compter les subventions dont jouissent les écoles privées, majoritairement catholiques. Largement accessibles aux classes populaires, elles sont plus subventionnées que celles du Québec. Les enseignants sont engagés par l'école, mais leur salaire est versé par l'État.
Et n'allez pas toucher à ce fragile équilibre! Les derniers qui ont tenté de le faire l'ont appris à leurs dépens. En 1984, le ministre socialiste Alain Savary avait déclenché un raz-de-marée en essayant de créer «un grand service public unifié et laïque». Entre un et deux millions de personnes avaient envahi les rues de Paris, forçant la démission du ministre et l'abandon de la réforme. Dix ans plus tard, c'est François Bayrou qui avait fait descendre 600 000 personnes dans la rue pour avoir voulu, cette fois, augmenter les subventions à l'école privée.
Même le pays laïque par excellence n'est donc pas toujours aussi laïque qu'on le dit. À moins de vouloir créer un «homme nouveau», comme certains ont déjà tenté de le faire, les chartes des droits ne peuvent pas effacer 2000 ans d'histoire. La laïcité n'est ni un principe sacré défini une fois pour toutes ni quelque chose qu'on réforme à la va-vite. Elle est presque toujours le fruit d'un consensus qui a mis des années, voire des siècles, à se construire. Cet équilibre ne peut évoluer que lentement, et même très lentement, au risque de provoquer des ruptures parfois dramatiques.
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crioux@ledevoir.com
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