Dans son nouveau livre, « Abattre l’Occident », l’essayiste conservateur anglais tente de déconstruire l’idéologie des nouveaux antiracistes. Selon lui, derrière le paravent de l’égalité et de l’« inclusivité », ces derniers propagent la haine de l’Occident. Pour Douglas Murray, le meilleur moyen de combattre cette offensive est d’en finir avec la culture de la culpabilité et de lui opposer une culture de la gratitude.
— Votre livre s’intitule « Abattre l’Occident. Comment l’antiracisme est devenu une arme de destruction massive ». Est-ce à dire que vous êtes désormais contre l’antiracisme ? Ne faut-il pas distinguer l’antiracisme positif de l’antiracisme malavisé ?
— Bien sûr, c’est ce que nous devons faire. Presque tout le monde dans nos sociétés est opposé au racisme. Le racisme est l’une des attitudes humaines les plus laides. Mais ce que les Américains appellent aujourd’hui « antiracisme », tel qu’il est décrit par des théoriciens modernes de la race comme Ibram X. Kendi, n’est en fait qu’une nouvelle forme de racisme. Il dit des choses sur des groupes de personnes en généralisant et diabolisant chaque groupe. Ces nouveaux antiracistes sont racistes à l’égard des Blancs et ceci est désormais considéré comme autorisé et même encouragé. Je pense que tout ceci est pernicieux et risque d’être hautement contre-productif. Après tout, si vous dites à un groupe minoritaire qu’il est mauvais, qu’il n’y a rien de bon à dire sur lui et qu’il ne peut rien faire pour expier sa culpabilité innée sauf disparaître, il est peu probable que cette minorité se laisse convaincre. Mais lorsqu’il s’agit de la nouvelle guerre contre les Blancs, c’est une guerre menée contre les populations majoritaires de l’Occident. La probabilité qu’une majorité continue à accepter qu’on lui parle de cette manière me paraît faible. C’est une des raisons pour lesquelles ce nouvel antiracisme doit être stoppé net. Permettez-moi également d’ajouter que, selon moi, nous parlons en réalité d’anti-occidentalisme. Il en existe de nombreuses formes : l’anti-occidentalisme arabe, l’anti-occidentalisme chinois. Mais celui qui m’intéresse le plus (et que je cherche à démonter pièce par pièce) est celui que j’appelle anti-occidentalisme occidental. La haine de l’Occident depuis l’intérieur de l’Occident.
— Ce que vous décrivez dans le livre est une guerre contre l’Occident menée par les Occidentaux eux-mêmes. Pourquoi celle-ci commence-t-elle selon vous par « la corruption du vocabulaire » ?
— Comme nous venons de le voir avec les mots « racisme » et « antiracisme », tout le langage est corrompu. L’antiracisme aujourd’hui est en fait un racisme. Les idées qui sont censées renforcer l’égalité, l’« inclusivité » provoquent en fait la division. Le terme de « discrimination positive » et bien d’autres expressions se sont d’ailleurs infiltrés dans notre vocabulaire, principalement depuis les universités américaines.
— Le concept de « race » que combattaient autrefois la plupart des progressistes est ainsi devenu central pour les nouveaux antiracistes…
— Oui. Les anciens racistes croyaient que la race était immuable, non transférable et qu’elle impliquait une impossibilité de communiquer au-delà des frontières raciales. Les nouveaux antiracistes croient la même chose. Ils pensent, par exemple, que les frontières culturelles doivent être respectées (mais dans un seul sens). Ainsi, alors que certains racistes de la vieille école voulaient garder leur propre culture pure, les nouveaux racistes pensent que l’appropriation culturelle (ou l’apprentissage mutuel, comme nous l’appelions autrefois) est profondément déplorable. Ils considèrent que la culture occidentale est un vol et que toutes les « cultures indigènes » doivent être conservées dans une sorte de bulle et ne jamais être touchées. Dans le chapitre de mon livre où je traite de la culture, j’examine les conséquences dévastatrices de cette attitude. Les Américains qui défendent des idées comme l’« appropriation culturelle » ne s’intéressent pas à la véritable nature de l’art occidental. Parce qu’ils ne le peuvent pas. Après tout, comme je le dis dans le livre, Olivier Messiaen a-t-il volé lorsqu’il s’est inspiré du rythme indien dans ses compositions musicales ? Bien sûr que non. Il lui rendait plutôt hommage et apprenait de lui. Il en va de même pour Benjamin Britten avec la musique balinaise. Ou la plupart des grands peintres et poètes français. L’idée que notre culture est une culture du vol est une idée profondément régressive présentée sous l’apparence du progrès.
« Woke » est un terme que je n’aime pas, car il fait croire que ces attaques sont frivoles, légères, ce qui n’est vraiment pas le cas. C’est en fait une offensive fondamentale contre tout ce qui concerne notre culture et notre passé ».
— C’est aussi une réécriture de l’Histoire…
— La principale réécriture concerne le passé occidental qui se trouve ainsi tout entier entaché des péchés de l’esclavage, du colonialisme et du racisme. Personne ne nie que ce sont des aspects de notre passé. Mais ils ne constituent pas la somme totale de notre passé, et encore moins le seul prisme à travers lequel regarder tout le reste. Nous ne le ferions pour aucune autre culture, mais grâce aux théoriciens américains de l’antiracisme, ces erreurs sont devenues la seule façon d’appréhender ce qu’ils appellent « l’histoire blanche ». Ils parlent par exemple du « péché fondamental » de l’Amérique, l’esclavage. Mais attention, tout le monde peut jouer à ce jeu. Pourquoi seuls les pays occidentaux auraient-ils des péchés fondateurs ? Quel est le péché fondamental du Nigeria ou du Gabon, par exemple ? Ces pays en ont évidemment un. Après tout, si nous en avons un, pourquoi pas tous les autres pays, toutes les autres civilisations ? pourquoi faut-il que seul l’Occident soit placé sur le banc des accusés et que tous les autres soient considérés comme des innocents édéniques ? C’est une forme de racisme en soi. La plupart des gens font remonter cette attitude à rousseau, mais comme je le montre, elle est bien antérieure. L’Occident a toujours cherché à présenter les autres cultures comme meilleures afin d’éclairer d’un jour critique certains aspects de sa propre culture. Et cela a une certaine vertu, même si elle n’est pas infinie. Voltaire a fait remarquer que la seule chose pire que ce que les Européens blancs faisaient en vendant les Africains noirs était ce que les Africains noirs faisaient en vendant leurs frères et sœurs ou en les spoliant, comme nous le savons aujourd’hui grâce aux Mémoires de personnes comme Olaudah Equiano. Est-ce que nous blâmons les Africains d’aujourd’hui pour cela ? Je ne vois pas pourquoi. Dans ce cas, pourquoi devons-nous blâmer les Occidentaux pour des crimes commis il y a des siècles ?
— Vous rappelez dans votre livre que les détracteurs du racisme ou du sexisme ciblent systématiquement les Occidentaux alors que des pays, comme la Chine, où sont commises les pires atrocités contemporaines, sont au contraire épargnés par les critiques. Comment expliquez-vous ce « deux poids, deux mesures » ?
— Je crois que notre sens inné de l’autocritique est utilisé contre nous. Et je crois que nos concurrents et rivaux sur la scène mondiale l’utilisent tout particulièrement. regardez la façon dont le parti communiste chinois joue sur l’autocritique occidentale. L’un des organes de propagande du pCC a récemment publié une caricature (en anglais) de l’Oncle Sam dans le bureau ovale, entouré de cadavres. Le texte d’accompagnement parlait de George Floyd et de la séparation des familles à la frontière mexicaine, affirmant que l’Amérique a toujours été raciste. il n’est pas nécessaire d’être un génie pour savoir ce qui se passe. Mais il faut être fou pour croire que le pCC se soucie le moins du monde du racisme ou de la séparation des familles. Demandez aux habitants de la province du Xinjiang ce qu’ils en pensent, ce million de personnes dans les camps de concentration en Chine. Et bien d’autres…
— N’est-ce pas aussi l’une des forces spécifiques de l’Occident que de douter de lui-même et d’être capable de se remettre en question ?
— En effet, c’est un aspect très important. Mais nous devons être attentifs aux moments où l’autocritique est utilisée contre nous. Nous devons également être conscients du moment où l’autocritique se transforme en abus de soi, en dégoût de soi et en autodestruction. Depuis la sortie de mon livre, un certain nombre de personnes m’ont demandé comment faire la différence entre un bon usage de l’autoexamen et une dérive nocive. Je réponds que nous pouvons tous le faire — et que nous le faisons — dans notre vie personnelle. Par exemple, nous acceptons les conseils qui pourraient nous aider à nous améliorer de la part de personnes dont nous savons qu’elles nous veulent du bien. si un ami, un membre de ma famille ou une personne que j’admire me donne des conseils, je les écoute. Mais si quelqu’un me disait qu’il déteste tout ce que j’écris, qu’il déteste ma voix, mes vêtements, mon visage, et bien d’autres choses encore, il est probable que je supposerais que cette personne ne me veut pas du bien. Et je ne suivrais certainement pas ses conseils. Les anti-Occidentaux d’aujourd’hui détestent tout ce qui concerne l’Occident. ils ne souhaitent pas l’améliorer, ils souhaitent le détruire, l’abattre. Je suggère fortement que nous réalisions cela, que nous identifiions ce qu’ils font et que nous les repoussions.
— De même, ne surestime-t-on pas l’influence réelle du phénomène woke ? Vous proposez de le combattre, mais le meilleur moyen de le combattre n’est-il pas de l’ignorer ou de le mépriser ?
— « Woke » est un terme que je n’aime pas car il fait croire que ces attaques sont frivoles, légères, ce qui n’est vraiment pas le cas. Ce qu’on appelle woke est en fait une offensive fondamentale contre tout ce qui concerne notre culture et notre passé. Et nous ne pouvons pas l’ignorer. Ce que je pense, c’est que nous devrions le comprendre, puis essayer de nous en détacher et de le démonter à notre tour. En termes intellectuels, ce qui s’est passé, c’est que la « théorie » déconstructiviste française est arrivée en Amérique il y a quelques décennies, que les académies américaines lui ont donné une tournure raciale américaine et qu’elle nous a ensuite été renvoyée à toute vitesse. Les pays anglophones sont particulièrement vulnérables à ce phénomène, c’est pourquoi le mouvement woke est si fort dans certaines régions du Canada, ainsi qu’au royaumeUni et en Australie. Mais les Français auraient raison de nous engager à nous éloigner de tout cela. J’avais l’habitude de penser que l’Amérique était un importateur net de mauvaises idées. Ces dernières années, elle est devenue un exportateur net de mauvaises idées. Nous devrions essayer de rejeter ces importations particulières. Nous avons nos propres problèmes, mais nous devons nous assurer que nous ne faisons pas nôtres ceux de l’Amérique.
— Le wokisme est implanté à l’université, mais aussi à l’école. Le principal risque n’est-il pas de fabriquer une génération d’ignorants ?
— Pas seulement d’ignorants, mais d’ignorants malveillants et endoctrinés contre leurs propres sociétés. Je cite souvent Nietzsche dans mon livre. Avec précaution, comme il faut toujours le faire avec lui. Mais il y a plusieurs aspects particuliers de la Généalogie de la morale qui m’ont paru pertinents pour notre époque. Le premier est que nous sommes confrontés à une génération de gens qui parlent de justice mais qui veulent se venger. Le second aspect est que nous avons aussi devant nous une génération de personnes qui encouragent à rouvrir des plaies qui sont depuis longtemps guéries pour pouvoir pleurer ensuite sur leur douleur. C’est une synthèse rapide mais malheureusement très juste de certains côtés de notre condition actuelle.
— Pour quelles raisons pensez-vous que les wokistes et les nouveaux antiracistes veulent à tout prix détruire l’Occident ? Est-ce lié à l’absence de sens de nos sociétés ?
— ll y a des vides, certes, et l’une des grandes tâches de cette génération doit être de les combler ou du moins de viser à les combler. Mais comme je le dis vers la fin de mon livre, la réponse doit venir d’un niveau très profond. Nos sociétés sont poussées à se transformer en sociétés du ressentiment. Je pense qu’il n’y a qu’une seule réponse à cela, c’est d’inverser la tendance. La seule réponse au ressentiment, celle qui s’adresse aux mêmes profondeurs, c’est la culture de la gratitude. C’est ce qui manque le plus. Où est cette fichue gratitude pour tout ce que nous avons ? Après tout, naître en France ou en Amérique au XXie siècle, c’est encore gagner à la loterie de la vie. pensez à d’autres endroits où vous pourriez naître. Et faire partie d’une culture telle que la nôtre, c’est loin d’être négligeable. pourtant, qui ose aujourd’hui aborder ce sujet ? Lorsque j’ai écrit L’Étrange Suicide de l’Europe, j’ai dit que l’un de nos problèmes en Occident était que nous ne savions pas quoi faire de notre chance. Mais j’ai changé d’avis à ce sujet. Un sportif américain, branch rickey, a dit un jour une très belle chose sur la chance. il a dit : « La chance est un fruit de l’existence. » Le fait qu’une si grande partie du monde veuille venir en Occident (et non l’inverse) suggère que quelque chose doit être bon chez nous. Et je suggère que s’il y a quelque chose de bon aujourd’hui, c’est parce que nous et ceux qui nous ont précédés avons fait des choses qui étaient bonnes dans le passé. Nous avons fait de bons choix. Ou du moins de meilleurs choix que d’autres. J’aimerais que nous réfléchissions à ces bonnes choses, et que nous les chérissions davantage.
Source : Le Figaro Magazine