Dans La fatigue culturelle du Canada français, publié en 1962, Hubert Aquin déplore la difficulté de tenir des débats politiques au Québec. Sur chaque question, des camps se dessinent. Une fois le clivage tracé, chacun est enfermé dans sa conception unilatérale de la vérité et s’avère incapable d’écouter le camp adverse, à tel point qu’il semble, dit Aquin, avoir subi une « vivisection mentale ». Chacun devient ainsi incapable d’entendre celui qui est de l’autre côté de la barricade. Aquin pense bien sûr à la guerre sans fin entre fédéralistes et souverainistes, mais nous pouvons aussi penser au clivage au sein de la gauche, qui s’illustre une énième fois, ces jours-ci, par l’opposition entre gauche indépendantiste et gauche « inclusive ».
Le manque de dialogue ou de « dialectique » n’est pas seulement une sérieuse entrave à la discussion : il empêche que soient réconciliées, dans la réalité, des questions pourtant cruciales que l’on tendra plutôt à opposer les unes aux autres, en multipliant les fausses oppositions plutôt que de chercher à faire des synthèses. On jouera ainsi l’indépendance contre « l’ouverture » cosmopolite, les « régions » contre les élites urbaines, la gauche du « vrai monde » contre les nouveaux mouvements sociaux, et ainsi de suite.
Cette situation maintient non seulement la polarisation entre les groupes, mais elle reconduit aussi le blocage de notre société qui se trouve ainsi maintenue dans le pourrissement de l’histoire, au grand avantage des partis fédéralistes et néolibéraux, qui proposent pour leur part la fuite en avant, c’est-à-dire le maintien du fédéralisme canadien et de l’économie néolibérale. Tant que nous demeurerons prisonniers d’une logique binaire d’opposition entre question nationale et question sociale, nous aurons de sérieux problèmes. En ces matières, les médias, et particulièrement les médias sociaux, ont l’effet d’accentuer la polarisation plutôt que de l’apaiser ; il faudrait y prendre garde.
La leçon de la tradition
Si nous retournons à la gauche des années 1960-1970, en particulier à la revue Parti Pris et au Front de libération des femmes (FLF), nous voyons des militants animés par la volonté de réconcilier les oppositions entre mouvements et de réaliser la synthèse des luttes, en théorie aussi bien qu’en pratique. À Parti Pris, on montre par exemple que régler la question sociale et surmonter l’exploitation économique est inséparable de la libération politique, c’est-à-dire indissociable d’un projet de transformation des institutions, de la Constitution et du régime fédéral et colonial canadien par le moyen de l’indépendance. À cette dialectique entre la « question du Québec », dirait Marcel Rioux, et la question sociale, le FLF apportera une précision essentielle, à savoir la nécessité d’inclure lutte féministe dans ce qui deviendra alors le combat contre la « triple oppression » : patriarcale, capitaliste et nationale.
À l’époque, on n’oppose donc pas le féminisme et la question nationale ; bien au contraire, comme le dit le slogan du FLF, on comprend qu’il n’y aura pas de libération des femmes sans libération nationale. La pensée indépendantiste et socialiste de cette époque nous enseigne que la seule manière de passer de l’idée de l’émancipation du peuple du Québec à sa concrétisation objective est de lier ensemble des problèmes qui peuvent initialement sembler disjoints ou opposés.
Faute de nous souvenir de cette leçon, nous persisterons à opposer la lutte nationale aux revendications des « nouveaux mouvements sociaux », alors que l’avenir est aux synthèses. Certes, il y a de nombreuses explications sur les raisons qui ont mené aujourd’hui à l’éclatement des luttes et au manque d’unité que nous constatons, et nous manquons ici d’espace pour en discuter. Si nous comprenons cependant que l’absence d’unification paralyse aussi bien l’avènement de la justice sociale que le devenir de ce pays, nous verrons tout l’intérêt de chercher à surmonter la polarisation acrimonieuse par la mise en commun, à travers un dialogue amical, des préoccupations importantes des uns et des autres.
Tant que nous demeurerons prisonniers d’une logique binaire d’opposition entre question nationale et question sociale, nous aurons de sérieux problèmes
Que nous est-il permis d’espérer ?
Si nous voulons surmonter les oppositions stériles qui maintiennent le blocage de la société québécoise, il faut espérer surmonter certains clichés relevant du prêt-à-penser et, hélas, bien établis de part et d’autre dans la gauche.
Il faut d’abord reconnaître que si les gens expriment des revendications, c’est qu’ils vivent des insatisfactions, des craintes et des douleurs qu’il faudrait chercher à écouter plutôt que de ridiculiser ou d’invalider a priori leur position. Les indépendantistes convaincus doivent s’ouvrir au discours des « nouveaux mouvements sociaux », de la jeunesse, et cesser de dire que Québec solidaire n’est qu’un repaire de trudeauistes. Certes, ce parti a ses forces et faiblesses, mais ne vient-il pas de fusionner avec la très indépendantiste Option nationale ?
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