L’enlèvement du ministre Pierre Laporte par le Front de libération du Québec (FLQ) en 1970 a été un tournant décisif dans la crise d’Octobre; sa mort, le paroxysme. Dans une entrevue avec Anne-Marie Dussault, le fils du ministre, Jean Laporte, consent à revenir sur ce drame pour honorer la mémoire d'un père disparu prématurément.
Jean Laporte avait 11 ans quand c’est arrivé. Il en a 61 aujourd’hui.
À 11 ans, quand vous perdez votre père, vous perdez la personne qui est sans doute, avec votre mère, la personne la plus importante de votre vie.
Saint-Lambert, Québec, le 10 octobre 1970. Jean Laporte joue au ballon-chasseur avec des amis du voisinage. Les parents de ces derniers les font rentrer dans la maison, sans autres explications.
À la télévision, le garçon voit sa propre maison, devant laquelle sont massées au moins 200 personnes.
J’ai demandé ce qui se passait. On a fermé la télévision et on m’a dit que ma sœur allait venir me chercher.
Sa sœur, Claire, de 10 ans son aînée, est arrivée à bord d’une voiture de police. À la maison, c’est là que j’ai appris que mon père avait été enlevé.
C’était arrivé plus tôt dans la soirée.
Devant sa résidence de la rue Robitaille, Pierre Laporte, ministre de l'Immigration, du Travail et de la Main-d'œuvre du Québec, joue au football avec Claude, son neveu de 17 ans. Comme le premier ministre Robert Bourassa est en visite officielle à New York, c’est lui, le vice-premier ministre, qui est aux commandes des affaires courantes.
Une voiture tourne le coin brusquement, s’immobilise devant le ministre; des hommes cagoulés et armés en sortent. Embarque, c’est pas une joke
, lui ordonnent-ils.
Le neveu a pu noter le numéro de la plaque d’immatriculation. L’épouse du ministre appelle la police. Parmi les membres du FLQ, nombreux sont ceux qui sont déjà fichés par la police. La maison de Saint-Hubert où l’otage sera séquestré est connue des autorités.
Et à partir de là, rien ne s’est passé
, conclut un Jean Laporte encore abasourdi de cette suite d’erreurs
.
Au surlendemain de l’enlèvement, la famille Laporte est relocalisée à l’hôtel Le Reine Elizabeth, au centre-ville de Montréal. L’équipe à Robert Bourassa était un ou deux étages plus haut
, se souvient Jean Laporte.
Avec sa mère et sa sœur, Jean suit les événements à la télévision. De temps à autre, les représentants du gouvernement leur transmettent des bribes d’information.
Lorsque la cellule Chénier du FLQ s’empare de Pierre Laporte, une autre faction, la cellule Libération, détient déjà depuis cinq jours un premier otage.
James R. Cross, attaché commercial du Royaume-Uni au Canada, avait été cueilli au petit matin à sa résidence de Westmount par les terroristes qui, dans leur énervement, avaient omis de revêtir leur cagoule.
Quand M. Cross avait été enlevé, ma sœur et moi, on se disait : "Imagine si c’était notre père!" [Mais] ça ne se peut pas, on est au Québec... Une semaine après, ça arrive.
Le 11 octobre, Pierre Laporte écrit au premier ministre Bourassa.
Mon cher Robert, j’ai la conviction d’écrire la lettre la plus importante de toute ma vie.
Il implore le premier ministre d’éviter un bain de sang
et lui demande d’agir pour libérer 23 personnes que le FLQ appelle des prisonniers politiques.
Pierre Laporte exhorte aussi Robert Bourassa à faire cesser les recherches policières.
Rétrospectivement, Jean Laporte voit dans cette lettre de l’optimisme et de la combativité; des traits de caractère de son père. Il y avait aussi, dans cette missive, un peu de l’encouragement
qu’il voulait transmettre à sa famille.
Ses parents, dit-il, étaient un couple très proche
. Recluse au Reine Elizabeth, Françoise Brouillet, l’épouse de Pierre Laporte, était habitée par de très grandes émotions
, suppose son fils. Selon lui, sa mère croyait que le gouvernement négocierait pour faire libérer son mari. Car non seulement était-il vice-premier ministre, mais il avait été un très bon soldat
dans les rangs du Parti libéral du Québec (PLQ).
Il avait travaillé avec Jean Lesage (premier ministre du Québec de 1960 à 1966) pour la Révolution tranquille, pour faire cheminer le Québec
, rappelle Jean Laporte. Et, au lendemain de sa défaite dans la course au leadership du PLQ, en 1970, il s’était rallié à son rival, Robert Bourassa.
Il aurait été normal que la négociation ait lieu, et je pense que maman était confiante de revoir son mari, dit Jean Laporte. Cela n’a pas été le cas.
Le 13 octobre, à Ottawa, le premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau répond avec aplomb à un journaliste qui lui demande jusqu’où il est prêt à aller pour maintenir la loi et l’ordre au Québec. Just watch me [regardez-moi aller]
, rétorque-t-il.
Le fédéral, qui dit appréhender une insurrection au Québec, intervient de manière brutale.
Dans la nuit du 15 au 16 octobre, le gouvernement canadien passe outre à la procédure parlementaire normale et applique la Loi sur les mesures de guerre, qui suspend les libertés civiles.
Des milliers de soldats des Forces canadiennes sont déployés au Québec. Sans mandat, les autorités procèdent à des milliers de perquisitions. Près de 500 personnes, suspectées de soutenir le FLQ, sont arrêtées et emprisonnées – elles s’avéreront presque toutes innocentes.
Pour Pierre Elliott Trudeau, pas question de céder au grossier chantage
du FLQ.
Aux yeux de Jean Laporte, son père a été sacrifié
. Car, au final, James R. Cross est libéré en décembre 1970, et ses ravisseurs s'exilent à Cuba, à l'issue d'une négociation secrète entre Ottawa et La Havane.
Jean Laporte fait valoir : Quand le gouvernement dit qu’il ne peut pas négocier, mais qu’il négocie pour M. Cross et pas pour M. Laporte, ça peut être perçu comme deux poids, deux mesures, et je pense que ce le fut.
Pierre Laporte n’a pas été libéré, il a été assassiné.
En fin de journée le 17 octobre 1970, le corps de Pierre Laporte est retrouvé à proximité de l’aéroport de Saint-Hubert.
Le lendemain matin, le jeune Jean Laporte allume le téléviseur : C’est là que j’ai vu l’automobile avec la valise ouverte et le corps de mon père dans la valise
.
C’est comme ça que j’ai su qu’il était décédé.
Un deuil complexe
Bâtir sa vie d’adulte sur un traumatisme familial est une chose. La bâtir sur un traumatisme vécu par tout le Québec en est une autre.
Pour ne pas être étiqueté toute sa vie comme le fils de Pierre Laporte
, Jean Laporte renonce à suivre les traces de son père, qui avait fait des études de droit. J’ai changé de branche pour aller en finance, en économie.
Il se marie, a des enfants et fait carrière comme gestionnaire dans le domaine des télécommunications et de la technologie. Les gens n’ont pas fait le lien entre le politicien et l’homme d’affaires.
Peu expansif en entrevue, Jean Laporte sourit par moments à l’évocation de ce père drôle, plein d'énergie, intellectuel, mais engagé [...] qui aimait les problèmes pour trouver les solutions
.
Pour lui, le demi-siècle qui le sépare de la crise d’Octobre recèle toute une vie, beaucoup de souvenirs, des blessures, un cheminement personnel, une croissance
.
Être le fils de Pierre Laporte, c’est faire partie, malgré soi, de l’Histoire du Québec
.
Et dans l’Histoire du Québec telle que vue par Jean Laporte, les gouvernements durant la crise d’Octobre ont pris des décisions à long terme qui condamnaient […] quelqu’un à court terme
.
Je crois que la décision a été prise de ne pas négocier pour tuer dans l’âme le FLQ, qui avait déjà pris beaucoup de place au Québec, qui allait contre la démocratie du Québec. Et les personnes ont fait des choix au niveau des gouvernements […] de manipuler, de maximiser, pour que l’avenir du Québec et du Canada soit plus facile à contrôler.
Du journalisme à la politique
Pierre Laporte est né en 1921. L'historien Jean-Charles Panneton relate que son père, médecin, soignait les maladies honteuses
des prostituées du Plateau. C’est dans ce quartier que grandit Pierre Laporte, qui fait ensuite son cours classique puis exerce le métier de journaliste. Il y excellera.
De 1948 à 1961, dans les pages du Devoir, Pierre Laporte scrute à la loupe le Québec et en particulier l'autocratique Maurice Duplessis. Son enquête sur le scandale du gaz naturel marquera même le commencement de la fin du gouvernement de Duplessis
, selon Jean-Charles Panneton.
En 1956, il tente une première fois sa chance en politique provinciale comme candidat indépendant dans Montréal-Laurier. Il est défait.
Nous sommes devenus un peuple à petit salaire [...] nous offrons le spectacle lamentable d’une des plus riches provinces qui gît à la queue de la confédération au point de vue économique et industriel.
Il se présente aussi au municipal, sans succès.
Pierre Laporte entre enfin à l'Assemblée nationale en 1961 pour y représenter la circonscription de Chambly.
Au sein du gouvernement libéral de Jean Lesage dont le slogan était « Maîtres chez nous », il est de l’aile nationaliste, lui qui avait dirigé les pages de L’Action nationale durant quelques années.
La misère et le mépris
On ne tient pas longtemps dans la misère et le mépris un peuple en éveil.
En 1970, le peuple en éveil dont parle le FLQ porte les fruits de sa Révolution tranquille, féconde en transformations profondes.
Ainsi réveillé, le peuple québécois voit bien ce qui bloque encore. Oui, le système se transforme, mais les gens sentent que leurs aspirations croissantes ne pourront pas être comblées, résume en substance Marc Laurendeau dans le balado Pour l’avoir vécu. Cela entraîne une perception de blocage
.
Chez ceux qui ont connu la grosse misère, il y a de la colère.
À « Ville Jacques-Cartier », il y a du monde qui a grandi « avec des poules… pas dans le poulailler, mais dans’ maison
, raconte Jacques Rose dans le documentaire Les Rose (2020).
Créée au mitan du XXe siècle et aujourd'hui fusionnée à la municipalité de Longueuil, Jacques-Cartier était le bidonville de Montréal
, raconte l'historien Jean-François Nadeau.
Les rues, l’aqueduc et l’électricité sont arrivés graduellement. C’est là qu’ont grandi Paul et Jacques Rose, ainsi que Francis Simard.
Avec Bernard Lortie, les Rose et Simard forment la cellule Chénier du FLQ. Ce sont eux qui vont enlever Pierre Laporte.
Ville Jacques-Cartier, c’était à une rue et demie de chez nous, là
, dit Jean Laporte, qui a grandi, lui, à Saint-Lambert… Ville cossue et prospère, dont la devise est Maximus in minimis : se montrer grand jusque dans les détails infimes.
Jacques-Cartier est dans la circonscription de Chambly, où les électeurs choisiront Pierre Laporte comme député à quatre reprises entre 1961 et 1970.
Avant d'être en politique, dans les années 1950, Pierre Laporte, le journaliste, avait couvert le sujet très chaud
de Jacques-Cartier, affirme son biographe Jean-Charles Panneton. Des journalistes du Devoir, dont lui, menaient littéralement une guerre à la mafia et à la corruption, présents – notamment – à Ville Jacques-Cartier.
Pierre Laporte est un homme droit, dit Jean Laporte. Quand il voyait ça, il disait que ce n’était pas ça que le Québec méritait.
Dès 1962, le député Laporte travaille étroitement avec Lucien Cliche – ministre des Affaires municipales – pour mettre Jacques-Cartier sous tutelle.
Le gouvernement Lesage adopte la même année un projet de loi privé surnommé le Bill Rémillard
, du nom de Léo-Aldéo Rémillard, le maire au passé trouble de Jacques-Cartier. La loi en question empêche toute personne ayant un casier judiciaire d’accéder à un poste électif.
Dans le gouvernement de Lesage, Pierre Laporte côtoie les René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie, Georges-Émile Lapalme... Il est le bras droit de Jean Lesage et aspire à lui succéder.
Selon son fils, Pierre Laporte avait à cœur le fait français et voulait améliorer le Québec
Le FLQ s’en est pris à quelqu’un qui défendait la cause du Québec plus que n’importe qui à ce moment-là dans le gouvernement
, dit sans ambages Jean Laporte.
Je crois foncièrement qu’il [Pierre Laporte] aurait pu […] s’attaquer à certaines causes que les felquistes voulaient faire améliorer au Québec. Selon moi, ils se sont attaqués au mauvais homme.
« De un, ils n'auraient jamais dû enlever personne au départ », dit-il.
Un projet de révolution pas tranquille
Samedi 10 octobre 1970.
Le ministre de la Justice du Québec, Jérôme Choquette, annonce en conférence de presse que le gouvernement ne négociera pas avec le FLQ.
Dans les minutes qui suivent, la cellule Chénier passe aux actes.
Son plan initial n’était pas d’enlever Pierre Laporte. Les Rose, Lortie et Simard lorgnaient plutôt l'Île-des-Sœurs, où vivaient des diplomates.
Mais avec l'enlèvement de Cross, les autorités sont sur le qui-vive, et les ponts sont quadrillés par des policiers. L’Île-des-Sœurs posant un risque sécuritaire trop grand
, les felquistes ciblent le ministre de l'Immigration, du Travail et de la Main-d'œuvre du Québec, Pierre Laporte. En l'absence de Robert Bourassa en visite officielle à New York, c'est lui, le vice-premier ministre.
Et surtout, Laporte habite Saint-Lambert, non loin de la maison de Saint-Hubert où il sera séquestré.
C‘est là qu’il nous est apparu que Pierre Laporte était peut-être l’élément le mieux placé
, expliquera plus tard Paul Rose.
Avec ce deuxième rapt, les terroristes veulent augmenter la pression sur les gouvernements. Mais la Loi sur les mesures de guerre enraye l'engrenage. Pour la cellule Chénier et son otage, c'est le dérapage.
René Lévesque et Pierre Laporte
À la mort de Pierre Laporte, René Lévesque condamne de manière implacable les ravisseurs, à qui il souhaite le pire des châtiments
.
Ceux qui, froidement et délibérément, ont exécuté M. Laporte, après l’avoir vu vivre et espérer pendant tant de jours, sont des êtres inhumains.
Le chef du Parti québécois dénonce aussi la ligne dure adoptée par Ottawa, qui porte une lourde part de responsabilité
dans le dénouement tragique de l’enlèvement de Pierre Laporte.
MM. Laporte et Lévesque s’étaient côtoyés comme journalistes avant de se retrouver au sein du gouvernement Lesage. Ils s’entendaient bien, dit Jean Laporte. Ils n’étaient pas toujours d’accord, mais ils respectaient les opinions [de l’un et de l’autre]. J’ai appris de ça.
Les funérailles nationales de Pierre Laporte sont célébrées trois jours après la découverte de son corps. C’est rapide, commente son fils Jean. Et dans ma tête de gestionnaire, si je voulais régler une situation le plus rapidement possible et tourner la page, c’est exactement ce que je ferais.
En 1972, une allégation remet en question l'intégrité du défunt vice-premier ministre qui avait participé, en avril 1970, à une rencontre de trente minutes avec des membres du crime organisé. En 1974, deux enquêtes, l'une menée par la Commission de police et l'autre tenue dans le cadre de la Commission d'enquête sur le crime organisé (CECO), exonéreront Pierre Laporte.
Mais cette allégation reste dans les mémoires de plusieurs Québécois, ce qui rend Jean Laporte amer.
S’attaquer à une personne qui ne peut plus se défendre est « bas », affirme-t-il. Cela équivaut à tuer deux fois la même personne
.
Une mort nébuleuse
L’histoire veut que Pierre Laporte ait paniqué en entendant que la Loi sur les mesures de guerre avait été instaurée. Les yeux bandés, il se serait précipité à travers une fenêtre de la maison où il était détenu.
L'otage gravement blessé aurait été placé dans le coffre d’une voiture pour être emmené ailleurs. Il se serait débattu et serait mort étouffé par la chaîne qu’il portait au cou.
Les membres de la cellule Chénier ont toujours affirmé l’avoir exécuté. Condamnés à la prison à perpétuité pour le meurtre, Paul Rose et Francis Simard seront libérés au début des années 1980. Jacques Rose est condamné pour complicité après les faits, et Bernard Lortie fait aussi de la prison; il a été déclaré coupable d'avoir kidnappé Pierre Laporte.
Quand vous enlevez quelqu’un, vous êtes responsable de sa vie.
Jean Laporte veut-il connaître la vérité? Pas du tout, martèle-t-il. Pour moi, le cheminement a dû se faire sans ça. Je ne pouvais attendre que ça sorte pour […] faire ma carrière, vivre ma vie.
M. Laporte souhaite qu’on ne se souvienne pas uniquement de son père comme du nom qui a été donné à un pont, une école ou un boulevard après sa disparition.
Il souhaite qu’on se souvienne de sa vie plutôt que de sa mort. Pierre Laporte, c’est plus que la crise d’Octobre.