Si vous n’êtes pas spécialiste de l’histoire de la colonisation de l’Amérique du Nord, le nom de Pierre Gambie ne vous dira probablement rien. C’était pourtant, dès le XVIe siècle, l’un de ces Français qui ont appris de nombreuses langues autochtones et ont vécu en relative harmonie avec les Premiers Peuples… en Floride ! Le livre de Gilles Havard, L’Amérique fantôme : Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, fait de ce singulier personnage son premier cas de figure, avant de tracer les portraits de Nicolas Perrot dans les Grands Lacs, des frères De La Vérendrye dans le Dakota du Sud, de Jean-Baptiste Truteau et d’Étienne Provost dans l’Illinois ou de Toussaint Charbonneau et de Pierre Beauchamp auprès des Gros-ventres et des Arikaras du Dakota du Nord.
Occultés par l’histoire américaine et par les récits de la conquête de l’Ouest parce que les francophones n’y ont jamais eu très bonne réputation, ces hommes ont pourtant laissé une trace profonde, que l’historien s’attarde à reconstituer, racontant leurs aventures dans une langue vivante et parfois romanesque, cherchant à leur redonner leur épaisseur psychologique et intellectuelle. Il croise leurs histoires à celles de deux coureurs de bois français ou canadiens sur le territoire de la Nouvelle-France, ceux-là mieux connus : Étienne Brûlé et Pierre-Esprit Radisson.
Là est l’originalité de ce gros livre écrit d’une plume fluide et accessible : il fait fi des frontières géographiques actuelles pour raconter le destin de ces voyageurs francophones à partir de leur propre rapport au territoire, embrassé dans sa globalité d’un bout à l’autre du continent, du nord au sud et d’est en ouest.
Gilles Havard, directeur du Centre d’études nord-américaines à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, n’a pas, comme de nombreux Québécois, d’ancêtre coureur de bois dans sa généalogie directe. Mais depuis son mémoire de maîtrise à l’Université Laval sur la Grande Paix de 1701, il n’a cessé de se passionner pour la question des relations entre les Français et les Autochtones en Amérique du Nord.
« Je m’intéresse à des zones non colonisées, où des Francophones circulaient au contact des Autochtones, explique-t-il. Le plus intéressant est que ces coureurs de bois, qui préféraient être appelés “voyageurs”, n’étaient pas, individuellement, animés par une logique de conquête ou de dépossession vis-à-vis des Autochtones, mais par une volonté de commerce, qui passait par des alliances. Ils ont souvent offert leur expertise, notamment linguistique, aux autorités coloniales (on les appelait parfois truchements, c’est-à-dire interprètes), mais ils n’avaient pas eux-mêmes la volonté de “civiliser” ou d’évangéliser les Autochtones. »
Bien plus que des vagabonds
À l’époque, on les percevait volontiers comme des aventuriers volages et on les stigmatisait parce qu’ils étaient de plus en plus perméables à « l’ensauvagement » — la réputation du pauvre Étienne Brûlé en a fait les frais. Mais, fouillant dans toutes les sources pour affiner les portraits, Gilles Havard fait ressortir leurs plus nobles qualités. « Je crois que ce livre vient répondre à un besoin de connaître plus intimement et individuellement ces personnages, plutôt que de s’intéresser aux coureurs de bois simplement comme des groupes sociaux. Leur donner la seule étiquette de coureur de bois est réducteur : ils ont une palette bien plus large. Ils sont traducteurs, entrepreneurs, et même, pour certains, écrivains. Radisson, Perrot et Truteau pourraient être considérés comme tels aujourd’hui. »
Donner [à ces personnages] la seule étiquette de coureur de bois est réducteur : ils ont une palette bien plus large. Ils sont traducteurs, entrepreneurs, et même, pour certains, écrivains.
Mais étaient-ils vraiment ces voyageurs sans reproche, respectueux de la culture autochtone au point d’en devenir quasi partie prenante ? Une idée qui fait partie des fondements de l’identité québécoise francophone et sert parfois à se dédouaner du tort causé aux Premières Nations. « Il faut évidemment nuancer, tempère Gilles Havard. Si les Français ont été considérés comme moins conquérants, c’est une affaire de circonstance. Ils étaient peu nombreux en comparaison des colonies britanniques, et n’étaient pas en mesure de soumettre les Autochtones. »
Soucieux de varier les perspectives, le livre documente aussi la construction de la masculinité des voyageurs au contact des cultures autochtones, les mécanismes de communication interculturelle dont ils sont devenus experts et la riche expérience de vie qui leur a permis de frayer autant avec l’élite qu’avec les classes populaires — une rareté à l’époque. Et une façon inédite de les observer.
Une sophistication tout autochtone
Parce qu’il s’immerge au plus près des personnages et cherche à saisir toutes les textures de leur environnement, l’essai de Gilles Havard pose aussi sa loupe grossissante sur les rites autochtones et sur les modes de socialisation des différentes populations d’un bout à l’autre du continent. « C’est un univers culturel fascinant et complexe, conclut-il. Et je rêve parfois que de telles histoires soient racontées aussi par des artistes. Le cinéma américain, par exemple, n’arrive jamais à rendre justice à ces personnages historiques qui possèdent une grande épaisseur romanesque », dit-il en montrant du doigt l’affiche du film Le revenant, d’Alejandro González Iñárritu, qui tapisse glorieusement le mur face à son bureau.
En attendant un long métrage hollywoodien ou un grand film québécois sur le sujet, on pourra toujours revenir au livre de Gilles Havard.
L’auteur sera présent à la librairie Pantoute, à Québec, le 22 octobre, et à la librairie Gallimard, à Montréal, le 23 octobre, pour des entretiens et des séances de signature.