La semaine dernière, alors que je me trouve dans la salle des enseignants, la secrétaire de mon école vient porter une boîte sur la table commune. J’y jette un coup d’oeil et j’en conclus que cet envoi s’adresse au professeur d’anglais puisqu’il s’agit de guides d’enseignement écrit en cette langue. Quelques minutes plus tard, l’enseignante de première année entre dans la salle et m’apprend qu’il ne s’agit pas d’un matériel destiné à l’enseignement de l’anglais, mais plutôt d’une nouvelle méthode d’enseignement de l’écriture pour le cours de français.
En apprenant cela, je suis un peu troublé. J’exprime ma surprise en posant à ma collègue la question suivante : « Vous n’allez tout de même pas enseigner le français de la 1re à la 6e année en vous basant sur une méthode écrite en anglais et même pas traduite en français pour ce qui est de son application pratique dans les classes ? »
Ma collègue me répond que cette méthode — il s’agit des Units of Study in Teaching Writing de Lucy Calkins et d’une équipe d’enseignants du Teacher’s College Reading and Writing Project relié à l’Université Columbia — est vraiment efficace, que déjà plein de classes du Québec l’emploient avec enthousiasme et que depuis les résultats en écriture des élèves connaissent une amélioration fulgurante. Elle ajoute que les conseillers pédagogiques de notre commission scolaire la recommandent et qu’ils se sont engagés à faire une traduction maison des manuels du maître pour que tous les enseignants y aient accès.
Cependant, pour ce faire, il faut que les écoles qui souhaitent utiliser cette méthode achètent ces manuels dans leur version originale anglaise, question de respecter les droits d’auteur. Ici, il me semble important de mentionner le fait que, si de nombreuses écoles achètent les livres de cette méthode, cela équivaut à procurer une petite fortune aux maisons d’édition qui les publient et un prestige certain à ses propagateurs québécois qui font aussi leurs petites affaires : congrès et formations à la clé.
Je suis ébahi ! Ainsi, nos conseillers pédagogiques vont consacrer des heures de travail à traduire du matériel états-unien pour que nous puissions soi-disant enseigner efficacement l’écriture en français à nos élèves du primaire. N’existe-t-il pas une ou des méthodes valables publiées en français ? N’avons-nous pas des chercheurs et des didacticiens dans nos universités québécoises ? Et, plus fondamentalement, n’est-ce pas opérer un profond déracinement de soi, devenir étranger à sa propre culture nationale que d’en arriver à passer par des méthodes conçues dans une langue autre que la nôtre pour enseigner l’écriture aux jeunes enfants ?
En septembre 1967, dans les pages du mensuel français Le Monde diplomatique, Fernand Dumont dénonçait l’invasion de nos universités par les manuels américains. Il expliquait avec beaucoup de justesse qu’« une discipline ne se livre pas dans une langue donnée par une sorte de transparence : dans les sciences de l’homme, en particulier, c’est une façon de voir les choses, le reflet d’un système particulier d’éducation, un certain climat idéologique d’ensemble qui marquent ainsi l’étudiant pour toujours ». Et il ajoutait que certains universitaires, dans « une méconnaissance totale des traditions et des progrès de la recherche européenne, [en étaient arrivés à développer] le sentiment que la science est américaine » (La vigile du Québec, Bibliothèque québécoise, 2001).
Presque 50 ans plus tard, nous nous retrouvons devant le même problème. Pourtant, dans un référentiel de compétences professionnelles publié en 2001 par le ministère de l’Éducation (La formation à l’enseignement. Les orientations et les compétences professionnelles), la première des compétences pour un enseignant se définit comme suit : « Agir en tant que professionnel héritier, critique et interprète d’objets de savoir ou de culture dans l’exercice de ses fonctions ». À mes yeux, la mise en oeuvre sérieuse de cette compétence suffirait à mettre fin à cette folle aventure d’une didactique du français pensée et construite en anglais.
Enseigner, apprendre, travailler et vivre en français dans ce coin d’Amérique que nous habitons, tout cela ne saurait se faire en gardant son innocence. Nous sommes un petit peuple dont la culture et la langue sont fragiles. Même pour se trouver un emploi au salaire minimum, il arrive souvent que l’on exige de nous que nous soyons bilingues. Dans ce contexte, ce qui menace le goût de lire, d’écrire et de parler en français, c’est la dévalorisation de notre langue dans son utilité sociale, économique et intellectuelle.
Il faut mettre fin à cette capitulation linguistique mortifère. Le français est une grande langue internationale, riche d’une culture littéraire, scientifique et spirituelle pluriséculaire. Sa maîtrise peut ouvrir l’intelligence sur tous les aspects du monde. Voilà ce qu’il faut dire et faire comprendre aux enseignants et aux enfants du Québec.
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