Jean-François Lisée dans son dernier ouvrage[1] fait le procès d’une mince couche réactionnaire qui monopolise l’espace médiatique au Québec. Pour Lisée, celle-ci « carbure à la détestation du Québec », ce qui lui permet de dénigrer la société québécoise et surtout les acquis de la révolution tranquille. C’est un argumentaire juste et généreux avec lequel nous nous reconnaissons beaucoup d’affinités. Pour autant, il y a dans ce texte plusieurs « angles morts » qui sont ceux du Parti Québécois en général et d’une certaine classe politique (trop) tranquille à laquelle l’auteur reste attaché.
Des acquis
Il est indéniable qu’au Québec, des progrès importants ont été franchis. C’est en partie à cause de la santé relative de l’économie, en partie à cause des programmes sociaux dont nous bénéficions, comme le dit Lisée. On paie des impôts, mais on reçoit plus en services que la majorité des gens au Canada et aux États-Unis. On a aussi des syndicats qui permettent aux gens de se défendre, d’où des conditions de travail qui se comparent positivement aux autres pays membres de l’OCDE. Les mythes de la droite sont facilement démolis par les faits exposés par Lisée. Revenir en arrière avant la révolution tranquille serait une catastrophe pour la grande majorité des gens.
Mais aussi des limites
Mais ce n’est pas Éric Duhaime qui l’a inventé, il y a beaucoup de problèmes au Québec. Le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté n’a pas trop augmenté ces dernières années, mais on compte quand même 335 000 personnes dépendantes de l’assistance sociale (contre 240 000 en Ontario qui compte 20% de plus de population). Seulement à Montréal, 140 000 personnes ont recours à l’aide alimentaire à chaque jour. En réalité, le Québec n’est pas un « paradis social-démocrate ». Et la persistance de la pauvreté est seulement un des indicateurs. Selon l’Institut de recherche socio-économique, pendant que l’économie du Québec entre 1976 et 2006 a progressé de 71%, 70% des salariés ont vu leurs revenus régresser ou stagner. En contraste, le 5% le plus riche de la société a connu un bond de 24 % de ses revenus[2].
Fragilité
Notre économie, Lisée a raison de le dire, est plus riche, plus diversifiée qu’elle ne l’était, ce qui contredit les discours catastrophistes de la droite. Mais pour autant, elle demeure vulnérable. Sous l’impact de la crise, près de 40 000 emplois (surtout dans le secteur manufacturier) ont été perdus depuis 6 mois, ce qui ramène le taux de chômage au-dessus de 8% où il s’est généralement maintenu ces 25 dernières années. Une partie de cette fragilité découle de ce qu’on appelle généralement la « globalisation » ou la mondialisation, qui se manifeste par la tendance des grandes entreprises à délocaliser leurs activités vers des zones à bas salaires. Ainsi le congédiement des 1800 techniciens et employés d’AVEOS est lié au fait que cette entreprise et son principal client Air Canada entendent transférer encore plus de travail au Salvador où de vastes ateliers ont été construits ces dernières années. Pendant ce temps, Bombardier accélère la production au Mexique et selon les syndiqués de Pratt and Whitney, des usines très performantes en Pologne absorbent une part croissante de cette autre grande avionnerie. Ce ne sont pas des mensonges de la droite.
L’angle mort
Il ne nous semble pas qu’on puisse réellement « mettre la droite K.O. » si on présente un portrait jovaliste. Mais là où le bât blesse, c’est que le problème n’est pas seulement à droite. Pendant les années où le PQ a constitué le gouvernement, il y eu des bons coups, mais aussi de mauvaises politiques. Rétroactivement, plusieurs admettent que la politique dite du « déficit zéro » de Lucien Bouchard était davantage apparentée à l’Institut économique de Montréal qu’à la social-démocratie. En endossant le projet d’intégration continentale sous l’égide des États-Unis (ALENA), le PQ est devenu un fervent partisan du « libre-échange », qui n’est pas réellement « libre » et qui ne porte pas seulement sur les « échanges », mais qui contribue à positionner le Québec dans cette course sans fin vers le bas. En fin de compte sur plusieurs questions fondamentales, le PQ a voulu préserver la chèvre et le chou, d’où le résultat plutôt mitigé.
Une autre voie
Aujourd’hui comme hier, la société québécoise résiste. Des gains proviennent la plupart du temps des luttes des mouvements populaires qui ne gagnent pas tout le temps, mais qui essaient réellement de confronter la droite, comme c’est le cas présentement avec les étudiant-es. Appuyer leurs revendications, qui sont aussi celles de toute la société, ne doit pas être fait à moitié. Nous nous inquiétons du fait que plusieurs « lucides » présentement députés du PQ ont affirmé dans le passé que les hausses de frais étaient « nécessaires ». Nous sommes d’accord avec Jean-François Lisée, il faut relancer la social-démocratie. Ce qui implique plusieurs choses, par exemple, suspendre les projets de privatisation totale ou partielle des services publics ; ou encore, rétablir une fiscalité progressive. Également, dans le contexte des fragilités évoquées plus haut, une deuxième révolution tranquille est nécessaire pour reprendre le contrôle de nos ressources naturelles via la nationalisation de secteurs-témoins. Autre socle fondamental pour s’en sortir, entreprendre une réelle réforme du système politique, un projet que le PQ avait évoqué mais jamais réalisé, et qui permettrait de briser avec l’inertie d’une situation que nous a légué l’empire britannique. Ce sont de tels chantiers qui permettraient de construire, comme le dit Lisée, un « Québec souverain, progressiste et vert ».
Pour ne pas conclure
Il faut s’encourager comme Jean-François Lisée du fait qu’il y a une masse critique au Québec en faveur d’une transformation en profondeur. On peut donc imaginer une poussée qui prendra certes l’allure d’un rapport de forces avec la droite, y inclus l’État canadien et le dispositif de domination et d’exploitation dont il est le garant. Ainsi un projet de souveraineté renouvelé pourrait prendre toute sa place. Mais pour arriver jusque là, un faudra beaucoup d’audace. Le PQ peut gagner les prochaines élections (par le simple mécanisme de l’« alternance »), mais il devra sérieusement se réaligner pour demeurer pertinent comme force de changement.
***
[1] Jean-François Lisée, Comment mettre la droite K.-O. en 15 arguments, Montréal, Éditions Alain Stanké, 2012.
[2] Ève Lyne Couturier et Bertrand Schepper, Qui s’enrichit s’appauvrit, note de l’IRIS, 2010.
Combattre la droite, mais comment ?
Gauche-Droite : le débat
Pierre Beaudet23 articles
Professeur à l'École de développement international et de mondialisation de l'Université d'Ottawa
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