LES BÂTISSEURS DE L’AN I

Chapitre 3 : Gens qui rient/Gens qui pleurent

Chronique de Richard Le Hir


par Richard Le Hir
(Tous droits réservés – Septembre 2010)

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Chapitre 1 http://www.vigile.net/Chapitre-1-La-Victoire

Chapitre 2 http://www.vigile.net/Chapitre-2-Le-discours
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La fin du discours de Jean-Jacques Cardinal avait constitué le signal du début d’une célébration comme le Québec n’en avait jamais connue, et qui allait se poursuivre encore quelques jours. Il y avait d’abord eu ces applaudissements frénétiques, et même des rappels. Le premier ministre avait beau s’y être préparé, il était très ému. L’enthousiasme de la foule était contagieux et avait gagné la tribune qui s’était remplie pendant le discours de la victoire, au fur et à mesure qu’arrivaient des comtés rapprochés les principales têtes d’affiche de son parti et du camp du Oui.
Lorsque le résultat du vote était devenu presque certain, les principaux collaborateurs de Cardinal avaient pris contact avec le cabinet du chef de l’opposition, Paul Bourque, pour vérifier s’il comptait prendre la parole pendant la soirée. Tout en étant sans illusions sur le résultat de leur démarche, ils avaient malgré tout exécuté les ordres de leur patron qui leur avait demandé de laisser savoir très courtoisement à son adversaire qu’il serait le bienvenu aux célébrations, et qu’il était désormais dans l’intérêt général que tous les Québécois se donnent la main quelle qu’ait pu être leur option jusqu’ici.
Se trouvant aux côtés de ses collaborateurs au moment où ils avaient pris l’appel de leurs vis-à-vis du cabinet du premier ministre, Bourque avait d’abord été surpris de cette démarche, puis retombant vite sur ses pieds, il avait lui-même pris l’appareil pour demander à ses interlocuteurs de bien vouloir transmettre ses remerciements à leur patron, mais que ce dernier comprendrait sûrement que les partisans de son camp étaient encore sous le choc de leur défaite et qu’ils accepteraient mal que leur chef les abandonne pour aller fêter dans l’autre camp.
Cette réponse tombait évidemment sous le sens, tout comme d’ailleurs la démarche de Cardinal. Que l’invitation soit acceptée ou refusée importait peu. Ce qui importait, c’est qu’elle ait été faite, et Bourque l’avait compris en une fraction de seconde. L’invitation n’était qu’un prétexte pour lui laisser savoir que la hache de guerre serait rapidement enterrée s’il n’en tenait qu’au premier ministre, et que celui-ci ne demandait pas mieux que le camp du Non en fasse autant.
Sans être le plus fin des stratèges, Bourque était tout de même un politicien réaliste. Avec six points d’écart entre les deux options, il savait que son camp avait subi une raclée et que la dynamique issue de la nouvelle situation était telle que bientôt tous les francophones diraient qu’ils avaient voté pour l’indépendance, tant on a raison de dire de la victoire qu’elle n’a que des parents, alors que la défaite est orpheline. D’ailleurs, il était bien conscient que la plupart des francophones de son camp s’étaient soit abstenus de se présenter au quartier-général du Non dès qu’ils avaient senti le sens du vent, soit qu’ils s’étaient rapidement éclipsés au fur et à mesure qu’ils prenaient la mesure de la défaite.
Du fait de ses responsabilités, il ne pouvait pas abandonner ses troupes, mais il était très conscient qu’il allait bientôt se retrouver face aux plus extrémistes de ses partisans et qu’il lui faudrait trouver les mots justes pour les empêcher de basculer dans la violence. Il ressentit tout à coup un pincement au cœur à l’idée qu’il serait sans doute l’un des rares francophones dans la salle. Daniel dans la fosse aux lions !
Sur le Mont-Royal et dans tous les coins du Québec, la fête battait son plein, encore qu’à Québec l’enthousiasme ne semblait pas être le même. Certes, des cortèges s’étaient bien formés spontanément dans la Basse-Ville, mais la Grande-Allée et le Vieux-Québec avaient connu de meilleurs jours. Les premières vagues du tourisme estival n’avaient pas encore déferlé, et les bourgeois de Sillery et de la Haute-Ville, surpris par le tour des événements, n’avaient pas encore décidé sur quel pied danser.
En Abitibi, au Témiscamingue, au Lac-St-Jean, au Saguenay, dans Charlevoix, sur la Côte-Nord, en Gaspésie, dans toute la vallée du St-Laurent, le long du Richelieu, berceau des Patriotes, dans les Laurentides, les fêtes de la St-Jean déjà prévues avaient doublé ou triplé en importance, et les passagers des avions qui survolaient le territoire du Québec cette nuit-là étaient tous agglutinés aux hublots pour ne rien manquer de l’éclat et des couleurs des feux d’artifice et des immenses bûchers qui avaient été allumés un peu partout sur le territoire.
Dans les villes dortoir, on faisait tout sauf dormir. À peine les résultats avaient-ils été confirmés que tous les gens s’étaient précipités dans la rue, pressés de trouver confirmation dans le regard de leurs voisins de l’énormité de l’événement qu’ils étaient en train de vivre. Les digues de l’histoire venaient de se rompre, et ce peuple, si longtemps contenu, retenu, tassé, rapetissé, se sentait animé, à chaque minute qui passait, d’un souffle nouveau. Des gens qui ne s’étaient jamais parlés se retrouvaient soudain en grande conversation. Les Québécois, enfin ceux qui se considéraient tels, vivaient un moment de grâce et étaient heureux de le partager entre eux.
Quant aux autres, ceux qui par choix s’étaient tenus à l’écart en pensant que leurs chances de réussite seraient meilleures s’ils se branchaient sur d’autres circuits que ceux du Québec et qui n’avaient jamais fait l’effort de s’y intéresser, mesuraient d’un coup leur erreur. Ceux dont les instincts de survie étaient les plus aiguisés s’empressèrent eux aussi de sortir dans la rue pour prendre la mesure de l’ordre nouveau et voir s’ils pourraient s’y insérer. Mais ceux qui s’étaient définis en opposition avec le Québec et qui ne faisaient qu’y squatter en profiteurs comprenaient qu’ils venaient de perdre la partie. Plusieurs d’entre eux songeaient déjà à faire leurs valises et multipliaient les appels chez leurs contacts de l’extérieur pour s’assurer d’un point de chute.
Ce fut toute une nuit. Après les discours, et bien avant la fin des festivités sur le Mont-Royal, Jean-Jacques Cardinal était parvenu tant bien que mal à regagner sa voiture. Il lui avait d’abord fallu se prêter aux félicitations et aux accolades de ses collègues sur la tribune, et à un « scrum » improvisé dans le feu de l’action au cours duquel les journalistes lui avaient posé des questions insipides sur ses réactions aux résultats et à l’événement. C’était le jeu, il fallait passer par là, et Cardinal le savait. Il s’était donc montré intéressé à tous le plus gracieusement du monde, mais il lui fallait rapidement passer à des choses plus sérieuses.
Son chef de cabinet l’avait déjà prévenu qu’il aurait en ligne la présidente française dès qu’il mettrait le pied dans sa voiture. À Paris, il était déjà huit heures du matin, et il n’était question que du Québec et de son vote historique sur toutes les antennes. Le Monde, Le Figaro, Libération, et tous les autres grands quotidiens titraient tous la nouvelle en manchette à la une. Dans les cafés, c’était à qui pourrait faire étalage du plus de liens avec le Québec ou du plus de connaissance sur l’évolution de sa situation politique depuis quelques années. On parlait aussi familièrement de Cardinal et de Bourque que des grandes figures de la politique française. Impayables, ces Français !
Mais il n’y avait pas que la France. La presse londonienne réclamait aussi des entrevues le plus rapidement possible. Le New York Times et le Washington Post n’étaient pas en reste. CNN, MSNBC réclamaient des entrevues en direct avec le premier ministre pour leurs grands bulletins de huit heures du matin, et les producteurs de CBS voulaient s’assurer de sa disponibilité pour une spéciale de « 60 minutes » consacrée au Québec dès dimanche soir prochain.
Plus surprenant, Russia Today et l’agence Chine nouvelle, Xinhua, souhaitaient également s’entretenir avec le premier ministre Cardinal, la première pour parler des questions de souveraineté sur l’Arctique, et la seconde pour parler d’échanges commerciaux et des effets qu’aurait l’indépendance du Québec sur le comportement des marchés canadiens.
Avec ses principaux collaborateurs, Jean-Jacques Cardinal avait dressé une liste de tout ce qui était susceptible de se passer au cours des premiers jours après une victoire du Oui.
Rien de tout ce qui était en train de se passer ne le surprenait donc vraiment. Mais ce qu’il n’avait pas vraiment mesuré, c’était le facteur temps. Comment allait-il pouvoir faire tout ce qu’il y avait à faire ? Après tout, les journées n’avaient que 24 heures, il fallait bien dormir et manger de temps en temps, et trouver le moyen d’avoir un semblant de vie normale.
Déjà de devoir se faire cette observation la nuit même de la victoire référendaire lui permettait de comprendre tout ce que la notion de semblant de vie normale pouvait avoir d’illusoire. Rien ne serait plus normal avant bien longtemps.
Enfin parvenu à sa voiture, il constata que ses deux collaborateurs principaux étaient déjà au téléphone, l’un en discussion avec le chef de la Sûreté du Québec, et l’autre avec ses homologues du cabinet de la présidente de la République française. Cardinal eut tout juste le temps de s’asseoir et de saisir le combiné du téléphone sécurisé qu’il entendait déjà la voix de la présidente Marlène Comte,
- « Monsieur le premier ministre, bonjour.
Permettez-moi d’abord de vous féliciter pour votre superbe victoire. Mon ministre des Affaires étrangères m’informe que le résultat de votre référendum est suffisamment clair pour qu’il ne puisse être contesté. Je ne vous cache pas que cela nous tire une grosse épine du pied, et qu’il sera d’autant plus facile à la France de vous apporter son concours.
Je ne vous cache pas non plus – et vous le savez d’ailleurs fort bien - que la France a d’importants intérêts au Canada, et que cela va nous obliger – au moins pour la galerie – à ménager la chèvre et le chou. Je vous serais donc reconnaissante, à vous et aux membres de votre gouvernement, de faire preuve de la plus grande prudence dans vos déclarations sur l’appui de la France afin de ne pas compromettre notre capacité à vous aider dans vos démarches de reconnaissance au cours de la prochaine année. »
À l’autre bout du fil, Cardinal était impressionné. En voilà une qui ne mâche pas ses mots, se dit-il. Voilà qui a l’avantage d’être clair et net. Marlène Comte lui faisait beaucoup penser à l’ex-chancelière allemande, Angela Merkel, sur le plan du style tout au moins. Il faut dire que Mme Comte était Alsacienne. Ceci expliquait peut-être cela. Il fallait maintenant lui répondre.
- « Merci beaucoup pour vos félicitations et votre appui, Mme la présidente. Le Québec n’en attendait pas moins de la France. Il n’y a aucun doute que la diplomatie française va pouvoir nous être très utile dans les mois qui viennent. Comme vous le savez, à l’exception notable de la France, le Québec ne pouvait pas jusqu’ici entretenir des rapports officiels avec des pays étrangers, les affaires étrangères étant de compétence fédérale.
Nos fonctionnaires ont bien tissé au fil des années certains rapports officieux avec leurs homologues de certains pays membres de la francophonie, et nous croyons pouvoir compter sur la collaboration d’un petit nombre de diplomates d’origine québécoise du ministère fédéral des Affaires étrangères et du Commerce international, mais vous comprendrez que tout ceci est bien embryonnaire et certainement pas à la hauteur du défi que nous aurons à relever au cours de la prochaine année.
Si vous n’y voyez pas d’objection et que le ministère des Affaires étrangères de la République est disposé à l’accueillir, j’aimerais bien vous envoyer une délégation le plus discrètement possible au cours des prochaines semaines pour que nos gens puissent se préparer correctement à la tâche qui les attend. »
Pour Cardinal, outre le fait qu’il s’agissait d’une nécessité, sa demande était aussi une façon très rapide de vérifier la sincérité de l’offre d’assistance qu’un venait de lui faire.
Aussi fut-il très heureux de la réponse que lui fit la présidente :
- « J’ai justement le ministre des Affaires étrangères devant moi, Jean-Jacques, et il me confirme que nous serons très heureux de recevoir votre délégation. Il demande immédiatement à ses équipes de lui préparer un programme en conséquence que nous vous soumettrons d’ici une dizaine de jours pour vos commentaires. Vous savez que la France arrête de vivre tous les ans au mois d’Août pour les sacro-saintes vacances. Il vous faudra donc vous arranger pour nous envoyer votre délégation dans la dernière semaine de juillet, sinon nous serons obligés de reporter sa venue au mois de septembre.
Par ailleurs, vous vous imaginez bien que la France sera heureuse de vous accueillir à la première occasion pour souligner toute la fierté qu’elle ressent à voir le Québec prendre son envol sur la scène internationale. Nous attentons donc avec impatience que vous nous confirmiez la date de votre venue. »
Cardinal n’en revenait pas. À peine quelques heures après la victoire du Oui, la présidente de la France était en train de lui donner du « Jean-Jacques » et de l’inviter à recevoir les hommages de la République. Ne sachant trop quelles étaient les exigences du protocole en pareil situation et s’il pouvait utiliser lui aussi son prénom, il opta pour la prudence en répondant ceci :
- « Merci beaucoup. Votre invitation me touche, mais vous comprendrez que je ne puisse l’accepter tant que nous n’aurons pas négocié avec le Canada les modalités du désengagement du Québec de la fédération canadienne. J’ai reçu un peu plus tôt un appel du premier ministre canadien qui souhaite me rencontrer le plus rapidement possible pour mettre au point un échéancier de négociation. Sans présumer imprudemment de l’issue de nos pourparlers, je crois tout de même que ces négociations devraient nous occuper complètement au cours des six prochains mois.
Certaines questions risquent d’être assez délicates, et il ne faut pas sous-estimer la capacité des Canadiens de réagir très vigoureusement devant ce qu’ils vont vite sentir comme la pakistanisation de leur pays (Cardinal faisait ici un rapprochement avec la situation politique apparue en Inde au moment de l’indépendance de celle-ci et de la formation du Pakistan en 1947. Ce dernier s’était retrouvé divisé en deux parties au nord-est et au nord-ouest de l’Inde. Le pays était rapidement devenu ingouvernable, et la partie orientale avait éventuellement déclaré son indépendance du Pakistan en 1971 pour devenir le Bangla-Desh).
Nous allons marcher sur des œufs pendant quelques mois, et tout triomphalisme prématuré de notre part risquerait de compliquer inutilement les choses, même si nous savons que les autorités canadiennes seront aussi pressées que nous de régler ces négociations pour des raisons économiques évidentes. Il serait donc sage pour moi de différer toute visite en France jusqu’à ce que nos négociations soient terminées. »
Ses antécédents syndicaux avaient beau ne pas l’avoir préparée aux subtilités de la diplomatie, la présidente française maîtrisait parfaitement celles de la négociation, aussi répondit-elle :
- « Je comprends parfaitement et vous avez tout à fait raison, Nous aussi avons dans cette affaire-là quelques fers au feu (elle faisait évidemment référence aux investissements français dans les sables bitumineux de l’Alberta), et votre prudence fait parfaitement notre affaire. Je vous attendrai donc à Paris au début de l’année prochaine. Entre-temps, n’hésitez pas à me faire signe s’il y a quoique ce soit que nous puissions faire pour vous aider. »
- « Je n’y manquerai pas. Merci Mme la présidente, et à la prochaine. »
En remettant le téléphone à son adjoint, Cardinal sentit qu’un premier poids venait de glisser de ses épaules. Tout compte fait, les choses s’étaient passées bien mieux qu’il n’aurait osé l’espérer. Le style très direct de la présidente française y était pour beaucoup. Il n’aurait guère apprécié se retrouver devant un personnage aussi florentin et énigmatique que l’ancien président Mitterrand ou aussi suffisant et méprisant que ce petit « bum » de Sarkozy.
Pendant qu’il parlait avec la présidente, la voiture du premier ministre avait fini par quitter la zone congestionnée, et il roulait maintenant à vive allure sur le Boulevard l’Acadie, en direction du Boulevard Gouin où résidait sa sœur et son beau-frère, dans une de ses belles grandes demeures anciennes qui bordent la Rivière-des-Prairies, et qui avait l’avantage de pouvoir être isolée facilement à des fins de sécurité. Il allait pouvoir passer quelques moments avec ses proches qui étaient réunis chez sa sœur et prendre quelques heures de sommeil bien mérité avant de reprendre cette journée qui s’annonçait fort longue.
Pour le moment, son chef de cabinet Jean Vallières était en train de lui faire le résumé du compte-rendu des événements de la soirée qui lui avait été communiqué par le directeur de la Sûreté du Québec. À part quelques incidents mineurs regrettables impliquant des jeunes sous l’effet de substances toxiques, il n’y avait rien à signaler sinon quelques attroupements hostiles dans le West Island et en Outaouais. Les différents corps policiers concernés exprimaient tous la crainte que la situation ne s’envenime dans le cours de la journée.
Ça, ce n’était pas une bonne nouvelle, même s’il fallait s’y attendre.
- « Sais-tu si Bourque a parlé à son monde ? »
- « Oui, et il a été hué lorsqu’il a invité ses partisans au calme après leur avoir dit qu’il reconnaissait la défaite de son camp et n’avait pas l’intention de la contester, les indices de malversation étant trop minces et ne laissant présager aucune possibilité d’un renversement de la situation. »
- « Il va falloir le rappeler en fin de journée. Le pauvre homme doit être brisé. Son camp va vite le tenir responsable de la défaite. Malgré tout, il peut nous être utile pour la suite des choses si nous savons nous en rapprocher sans le compromettre. »
Cardinal ne connaissait que trop bien la propension de ses collaborateurs à jouer les gros bras. Il avait pris l’habitude de leur donner des indications sur la façon dont il voulait que les choses soient faites, surtout lorsqu’il s’agissait de questions délicates. Mais à tout prendre, il préférait être entouré de personnes qui avaient le sens de l’exécution plutôt que celui de la discussion, s’étant rapidement rendu compte de la rareté des personnes réunissant le meilleur de ces deux caractéristiques. Rendues sur son bureau, il fallait que les choses se fassent, et vite.
Se sachant appréciés pour ce qu’ils étaient, ses collaborateurs étaient à son endroit d’une loyauté sans faille, même si à l’occasion ils devaient endurer un petit savon pour avoir un peu trop précipité les choses et bousculé les personnes.
La voiture du premier ministre venait de s’engager dans la rue qui menait à la maison de sa sœur. Prévenus de son arrivée imminente, ses proches étaient tous sortis pour l’accueillir. L’heure avancée de la nuit et le besoin de ne pas déranger les voisins qui avaient été tenus dans l’ignorance de cette visite pour des raisons évidentes dans les circonstances avaient l’avantage de limiter les effusions, mais le bonheur de chacun était palpable et rendait sa fatigue moins lourde à supporter.
Ses enfants avaient été les premiers à s’élancer vers lui. Depuis la mort de leur mère décédée d’un cancer il y a quelques années, il s’était trouvé à bénéficier d’un report d’affection de leur part, report qui s’était également traduit pour lui par une augmentation de son sentiment de responsabilité à leur endroit. Il était donc rassuré de les voir sur place et entourés de gens en qui il avait la plus grande confiance.
Ils rentrèrent tous au salon pour écouter qui leur père, leur frère, leur beau-frère ou leur ami leur raconter sa version des événements de la soirée. En hôte prévenant, son beau-frère s’était avancé vers lui avec un scotch bien tassé en écartant tout le monde :
- « Allez, allez, donnez-lui une chance de reprendre son souffle. Vous ne vous rendez pas compte de ce qu’il vient de vivre. »
En cardiologue qu’il était, il était bien placé pour comprendre les effets du stress sur un organisme humain. Et en sa qualité de médecin de son auguste beau-frère, il était toujours émerveillé de voir chez son patient les signes d’une résistance herculéenne, tout en ne cessant jamais de rechercher le moindre indice d’une brèche.
Retirant sa veste et sa cravate, Cardinal se cala dans un fauteuil de coin, avala une gorgée de ce qu’il reconnut tout de suite être un excellent Lagavulin, et se prêta au jeu de quelques questions avant de déclarer :
- « C’est pas tout. J’ai encore une grosse journée devant moi, je n’ai pas encore dormi, et le jour commence déjà à se lever ».
C’était le signal du départ pour tous, sauf ses enfants et lui qui avaient depuis toujours une chambre à leur disposition dans cette maison.

 





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  • Archives de Vigile Répondre

    18 octobre 2010

    Encore un texte! Bigre, on a du mal à tenir le rythme.
    Quoiqu’il en soit, vous avez ainsi découvert la série «Duplessis». C’est là une des rares œuvres filmées à même de vous faire comprendre l’âme canadienne-française. Soyez bien attentif aux propos tenus entre Adélard Godbout et Maurice Duplessis se trouvant à l’hôpital. C’est l’une des meilleures synthèses de notre dilemme national depuis 1763 : notre «être ou ne pas être». Godbout représente le progressisme selon lequel les Canadiens-Français se doivent de se sauver de leur médiocrité et de leurs bas instincts naturels par la modernité apportée par les Anglo-Saxons (et/ou les Lumières), celui pour qui la Conquête constitue donc en définitive un bienfait. Duplessis représente quant à lui le conservateur, celui qui garde un profond respect, un amour viscéral de sa nation, et qui reste convaincu que la Conquête est la cause première de nos insuffisances.
    Depuis la mort de Daniel Johnson père, il n’y a plus eu de tel conservateur en politique, que des progressistes, des péquistes ou libéraux voulant nous sauver, nous transformer par le biais de l’acculturation et de l’immigration de masse, par celui du pluralisme identitaire, soit «québécois», soit «canadian». L’indépendance, la souveraineté ne servant plus en l’occurrence que d’un leurre, d’une diversion permettant de redistinguer artificiellement le «bon» parti du «mauvais». Cette absence d’alternative véritable, de défenseur sincère aussi, est précisément ce pourquoi nous sombrons toujours plus dans l’insignifiance, dans l’impuissance, dans l’autisme du virtuel ou de la fiction.
    RCdB