Dans un texte publié en 1979 sous le titre «Le ministre des Finances qui était un poète», Pierre Bourgault avait qualifié Jacques Parizeau, alors au sommet de sa gloire, de «merveilleux fou». À la mort de Bourgault, l'ancien premier ministre lui a retourné le compliment, disant de lui qu'il avait été «la voix la plus puissante, la plus dérangeante de la Révolution tranquille».
Tout le monde sait que le président du RIN était un tribun hors du commun, peut-être le plus grand que le Québec ait connu, mais il n'était pas facile de rendre justice à l'extraordinaire complexité du personnage. En refermant la remarquable biographie que lui a consacrée mon collègue Jean-François Nadeau, du Devoir, une pensée vient à l'esprit: cet homme était peut-être insupportable, mais quel merveilleux bum!
«Parmi tous ceux dont une époque est faite, Pierre Bourgault était Pierre Bourgault parce qu'il s'est voulu tel», écrit Nadeau. Ceux qui peuvent en dire autant ne sont pas si nombreux. Dans les dernières années de sa vie, il aimait se décrire comme «un homme de réflexion et de contemplation». Son biographe verse dans l'euphémisme quand il souligne que «cela ne rend pas bien compte de sa situation réelle». Un être aussi passionné aurait certainement fait un très mauvais moine.
Il y a une dizaine d'années, il avait confié à Odile Tremblay: «Quelqu'un m'a demandé un jour: "Si vous n'étiez pas Pierre Bourgault, qu'est-ce que vous auriez voulu être?" J'ai répondu: "Un gars ordinaire avec une femme et un bungalow de banlieue. Tout ce que je ne suis pas."» Je ne sais pas s'il aurait été vraiment plus heureux dans son bungalow, mais le Québec aurait beaucoup perdu.
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Nadeau raconte en détail les pénibles tractations qui ont précédé la dissolution du RIN. Bourgault disait ne jamais s'être senti aussi méprisé de toute sa vie, et il est vrai que René Lévesque s'est montré mesquin envers un homme qui a donné ses lettres de noblesse à l'idée d'indépendance.
Dans son portrait de l'ancien premier ministre, Martine Tremblay a expliqué que le chef du RIN était «le prototype de ce que Lévesque détestait». Même s'il n'avait lui-même rien d'un conformiste sur le plan personnel, il était évident que le radicalisme et le verbe enflammé de Bourgault étaient totalement incompatibles avec la modération, pour ne pas dire la sinuosité du projet de souveraineté-association.
«Il ne faut pas ménager les gens. Il faut dire ce qu'on veut faire et non tenter de s'attirer tout le monde par des formules imprécises», disait Bourgault. Depuis sa création, toute l'histoire du PQ peut se résumer à ce conflit incessant entre les héritiers du MSA et du RIN.
Nadeau a consacré des centaines d'heures à retracer le parcours intellectuel et politique de Bourgault, qui représente toute une tranche de l'histoire contemporaine du Québec, mais son livre fourmille également d'anecdotes qui réjouiront les amateurs de petite histoire.
La violente manifestation du 24 juin 1968, qui a été le prélude à l'élection triomphale de Pierre Elliott Trudeau, n'avait rien de particulièrement drôle, mais le récit de l'arrestation de Bourgault fait immanquablement sourire. Au poste 33, il est apostrophé par un policier: «M. Bourgault, moi, je vous déteste, mais ma femme vous aime tellement. Accepteriez-vous de lui parler au téléphone?» «Bien entendu.»
Le chef du RIN pouvait dire sa façon de penser aussi bien à une star du rock qu'à un adversaire politique. Le 14 septembre 1969, il est scandalisé de la performance lamentable offerte par The Doors au Forum de Montréal. Le chanteur Jim Morrison tient à peine debout. Après le spectacle, Bourgault entre dans un bar et tombe sur Morrison, qu'il engueule vertement dans son excellent anglais. L'autre est tellement défoncé qu'il lève à peine les yeux.
Son appartement de la rue Tupper est perpétuellement enfumé de marijuana. Fasciné par les animaux exotiques, il songe à acheter un tigre ou une panthère. Sur les conseils de son ami, le comédien Daniel Gadouas, il opte finalement pour un kangourou.
Pour assurer sa subsistance, cet éternel fauché devra pratiquer mille et un métiers. Au printemps 1975, il propose au rédacteur en chef du magazine Nous, René Homier-Roy, de publier des chroniques sous le nom d'emprunt de Chantal Bissonnette, une jeune femme à la sexualité débridée. Un beau jour, une vraie Chantal Bissonnette, excédée de passer pour une cochonne, exige que l'auteur de ces chroniques change de nom.
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En février 1995, j'ai eu l'occasion d'entendre le dernier discours de Bourgault, à l'hôtel Ramada Inn, dans la basse-ville de Québec, peu après qu'il eut encore une fois perdu son emploi de conseiller auprès du premier ministre Parizeau pour cause d'accroc à la rectitude politique.
Les 400 militants du Bloc québécois présents dans la salle avaient applaudi à tout rompre quand il avait dénoncé le «vote carrément raciste» des anglophones qui, selon un récent un sondage, allaient voter NON dans une proportion de 97 %. Pourtant, les ténors souverainistes, Lucien Bouchard et Bernard Landry en tête, lui étaient tombés dessus à bras raccourcis.
Blessé, il refusera de monter sur la tribune du OUI durant la campagne référendaire, malgré la demande pressante de Parizeau. Triste ironie, une déclaration du même genre que la sienne allait aussi précipiter le départ du chef du OUI.
Les souverainistes seront nombreux au lancement du livre de Jean-François Nadeau. L'ancien premier ministre doit y être. Pour son vieil ami Bourgault comme pour lui-même, il doit être très heureux que le «nous» ait retrouvé droit de cité.
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mdavid@ledevoir.com
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