Nous vivons dans une bien drôle d’époque. L’un des principaux maux affectant le Québec serait cette fameuse pénurie de main-d’œuvre, pénurie qui prendrait de l’ampleur dans les prochaines décennies en raison du vieillissement de la population.
Malheur, il y aurait trop d’emplois au Québec ! Car c’est bien le sens du concept : pour qu’il y ait pénurie, il faudrait que la demande de main-d’œuvre, c’est-à-dire le nombre d’emplois disponibles, dépasse l’offre, c’est-à-dire le nombre de travailleurs. À peu près l’ensemble de la classe politique cherche à répondre d’une manière ou d’une autre à ce « problème ». Mais en est-ce vraiment un ? D’ailleurs, ne voyez-vous pas le paradoxe ? En même temps que le gouvernement cherche à répondre à cette « pénurie de main-d’œuvre », il se targue, lors d’annonces, de création d’emplois... qui contribueraient pourtant à amplifier cette pénurie.
Quelle pénurie de main-d’œuvre ?
Le raisonnement est en apparence limpide : les baby-boomers prennent progressivement leur retraite, entraînant à court et à moyen terme un déclin de la population en âge de travailler. Le nombre de travailleurs diminuant, la pénurie de main-d’œuvre est inévitable.
Or, on semble oublier un détail important : la demande de main-d’œuvre n’est pas indépendante de l’offre. En effet, s’il y a déclin de la population active, il y aura aussi moins de consommateurs, donc moins de demandes pour divers produits et, en fin de compte, moins de besoins en main-d’œuvre. D’ailleurs, il n’a jamais été démontré scientifiquement qu’il y a ou qu’il y aura une pénurie de main-d’œuvre générée par le vieillissement de la population.
Mais peu importe les faits, la catastrophe était annoncée dès 2009 : il y aurait eu alors 700 000 emplois à combler pour 2012. Cette impressionnante anticipation a par ailleurs été revue régulièrement à la hausse et elle atteint aujourd’hui 1,4 million pour 2024. Or, même si, à environ 6 %, le taux de chômage au Québec est aujourd’hui relativement bas, nous sommes encore loin du plein emploi.
De fait, les enquêtes de Statistique Canada montrent qu’il y a, selon la conjoncture, environ 65 000 postes vacants pour 270 000 chômeurs, un ratio de quatre chômeurs par poste vacant. Manque de main-d’œuvre et surplus de chômeurs ?
Mais les employeurs peinent à recruter !
Possible, mais les difficultés de recrutement ne trouvent pas nécessairement leur source dans un manque de main-d’œuvre disponible, en termes quantitatifs. D’autres explications plus plausibles s’offrent à nous, comme l’inadéquation entre le marché et les conditions de travail offertes. Si le salaire que l’employeur est prêt à offrir se trouve nettement sous les attentes des travailleurs, il n’est pas étonnant que le recrutement soit difficile. Pensons notamment à ces pauvres restaurateurs qui peinent à recruter de la main-d’œuvre, tout en offrant des salaires dérisoires et des horaires de travail non traditionnels (et exigeant probablement, de surcroît, le bilinguisme). Et si une entreprise n’est pas rentable en offrant les salaires du marché, il se peut que son modèle d’affaires soit à revoir...
Il est vrai que certaines entreprises qui offrent des conditions de travail compétitives peinent tout de même à pourvoir certains postes aux profils très particuliers. Mais encore une fois, on ne peut pour autant parler de pénurie généralisée de main-d’œuvre.
Il s’agit plutôt d’une inadéquation locale entre le profil des travailleurs et celui recherché par les employeurs, qui se corrige en travaillant sur la formation (que les entreprises peuvent en partie assumer elles-mêmes). En somme, c’est un enjeu qualitatif plutôt que quantitatif, une affaire de formation et de qualification plutôt que de nombres.
Et s’il y avait réellement une pénurie généralisée de main-d’œuvre ?
Serait-ce là un problème qui mériterait toute l’attention de nos politiciens ? Sans doute, certaines entreprises ne pourraient pas atteindre la croissance désirée, ce qui déplairait à leurs actionnaires. Mais du point de vue des travailleurs, une pénurie généralisée inverserait le rapport de force avec le patronat et leur donnerait pour une rare fois dans l’histoire récente le gros bout du bâton pour négocier leurs conditions de travail.
Dans un contexte où les jeunes sont encore souvent en situation de précarité d’emploi, où les revenus des classes moyennes et pauvres stagnent, voire régressent, et que ceux des très riches augmentent, où les immigrants vivent encore un chômage démesuré alors que les employeurs qui ont activement milité pour les faire venir peuvent paradoxalement se permettre de les discriminer, il est difficile d’imaginer qu’un retour du balancier favorisant les travailleurs serait une mauvaise chose.
Guillaume Marois est démographe. Il travaille comme chercheur à l’International Institute for Applied Systems Analysis