Le «vote stratégique», vous connaissez?
Ça, c’est la théorie fumeuse selon laquelle chaque électeur et chaque électrice, dans son salon, déciderait de voter pour le parti le plus susceptible de prendre le pouvoir en débarquant le gouvernement sortant dont l’électorat, en majeure partie, souhaite se débarrasser.
D’où l’appel rapide au vote stratégique lancé dès la semaine dernière par le chef de la CAQ, François Legault :
«Si vous voulez battre les libéraux, il ne faut pas que le vote s’éparpille, il faut se concentrer à la CAQ. (...) C’est une lutte à deux entre la CAQ et le Parti libéral. Ceux qui sont nationalistes, vous avez le choix entre voter pour un parti qui est à genoux devant le fédéral, ou un parti nationaliste qui va défendre le Québec. Ça, c’est la CAQ.»
En jargon populaire, c’est ce qu’on appelle «ne pas gaspiller son vote».
Dans la mesure où il semble peu probable de voir le Parti québécois prendre le pouvoir, M. Legault faisait surtout appel aux électeurs péquistes. Sa crainte tout à fait logique de son point de vue étant que si le PQ grimpe au-dessus des 20% d’appuis jusque dans l’isoloir, le 1er octobre prochain, la CAQ, si elle remporte l’élection, pourrait devoir se contenter d’un gouvernement minoritaire. C’est ce que j’expliquais ici.
Traduction libre : selon M. Legault, voter pour le PQ serait un vote «gaspillé» pour ceux et celles dont l’objectif est de mettre fin à l’ère libérale.
Et voilà que mardi soir, dans le cadre d’un débat entre les principaux candidats à l’élection dans le comté de Rosemont – celui occupé par le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée -, ce dernier faisait lui aussi appel au «vote stratégique», mais d’une autre sorte :
«Il faut empêcher la CAQ ou les libéraux de prendre le pouvoir et que tous les progressistes votent pour le parti de gouvernement le plus progressiste en Amérique du Nord, ça c’est le Parti québécois».
Son appel visant dans son cas les électeurs de Québec solidaire.
Ce à quoi son principal adversaire, Vincent Marissal de Québec solidaire, a rétorqué qu’il invitait plutôt les électeurs à faire un «vote constructif». C’est-à-dire à ne pas oublier que «votre vote vous appartient». Bref, de voter selon sa conscience. Une lancée pour laquelle il fut d'ailleurs rondement applaudi par l’auditoire.
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Donc, ce vote stratégique, pourquoi ce concept est-il, quand on se dit les vraies choses, une théorie essentiellement fumeuse?
Primo, parce qu’en effet, en démocratie, les électeurs ont le droit de voter selon leurs réelles préférences.
Secundo, parce que dans notre mode de scrutin uninominal à un tour, un vote dit «stratégique» - donc pour sortir avant tout un gouvernement -, est extrêmement difficile à pratiquer dans la réalité des choses.
Au Canada, le mode de scrutin est «basé sur le découpage en circonscriptions électorales d'un territoire où chaque circonscription n'élit qu'un seul député (uninominal). Le candidat(e) qui obtient le plus grand nombre de voix (pluralité des suffrages) est proclamé(e) élu(e).»
En d’autres termes, contrairement à un référendum, il est faux de dire que «chaque vote compte» quand vient le temps de sortir un gouvernement du pouvoir et le remplacer par un autre.
Pourquoi?
Prenons un exemple concret parmi d’autres.
Un électeur réside dans la circonscription de Westmount-Saint-Louis.
Cet électeur, disons qu’il entend l’appel de François Legault à «voter stratégique» en optant pour le candidat de la CAQ dans son comté, et non pas pour celui du PQ ou de QS.
Ou, disons qu’il entend plutôt l’autre appel au vote stratégique – celui de Jean-François Lisée à voter pour le PQ et non pas pour Québec solidaire.
Or, Westmount-Saint-Louis est un château invincible pour le Parti libéral du Québec. Quoiqu’il arrive, il restera rouge libéral.
Pour le dire plus clairement, citons l’observation suivante faite par un électeur libéral d’un autre château fort, celui de Jacques-Cartier :
«Vous savez, ils (les libéraux) pourraient présenter une machine de Coca-Cola et ils seraient élus».
Donc, dans Westmount-Saint-Louis, dans notre mode de scrutin, chaque électeur est bien entendu libre de voter comme il ou elle veut.
Sauf que pour ceux et celles qui voudraient «sortir» le gouvernement sortant, même s’ils votent CAQ ou PQ en pensant «voter stratégique», ça ne changera rien au résultat final dans leur comté. La ou le candidat du PLQ gagnera dans Westmount-Saint-Louis. Point.
Vous pouvez appliquer cette analyse à nombre d’autres comtés au Québec, quel que soit leur couleur politique.
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Tout ça pour dire que dans notre mode de scrutin dysfonctionnel, pour «voter stratégique», il ne suffit pas de voter pour le parti le plus susceptible de «sortir» le gouvernement sortant. Loin s’en faut.
Le vrai vote stratégique – et ce n’est pas parce que je l’explique comme analyste que je l’encourage comme citoyenne, bien au contraire -, consisterait plutôt pour chaque électeur désirant du «changement» à faire l’exercice suivant :
- Étudier les résultats électoraux passés dans son propre comté ;
- Bien analyser les forces actuelles en place sur le plan national (imaginez la difficulté supplémentaire quand la dynamique est volatile) ;
- Le tout, pour arriver à une formule lui permettant de calculer pour quel parti voter dans son comté selon son historique électoral propre.
Seulement dans les situations où ce calcul est inutile – soit dans le cas des vrais châteaux forts -, l’électrice ou l’électeur pourrait enfin voter vraiment selon sa propre conscience, puisque de toute manière, du moment où son vote ne va pas au parti détenteur du dit château fort, son vote ne changera rien au résultat final dans son comté.
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Ouf. Ça commence à faire une sacrée grosse commande pour chaque électeur.
Bref, le «vote stratégique» n’est pas toujours celui que les chefs de partis vous disent qu’il est.
Si vous me demandez mon humble avis de politologue et de citoyenne, je dirais bien simplement : à chaque électrice et électeur de faire sa propre réflexion en toute liberté.
Du moins, dans un monde idéal où les châteaux forts n’existeraient pas et où notre mode de scrutin serait enfin remplacé par un mode nettement plus représentatif de la volonté populaire.