Roosevelt fut l'homme du New Deal, de Gaulle, celui de la résistance opiniâtre et Margaret Thatcher, la personnification de la froideur du capital en temps de crise. S'il fallait caractériser en quelques mots ce qu'a représenté Silvio Berlusconi, qui a dominé la politique italienne pendant 16 ans, il faudrait dire qu'il fut le représentant presque caricatural d'un univers politico-médiatique apparu dans les années 80 et qui fait encore la pluie et le beau temps.
On peint souvent il Cavaliere en mégalomane ou en bouffon, comme s'il représentait une certaine exception italienne. Mais il fut surtout le porte-étendard d'un véritable système qui a essaimé dans tous les pays développés. Un système qui a érigé en principe le mélange des genres, ceux des affaires, de la politique et du showbiz. Un système que le pays de la commedia dell'arte a porté à son paroxysme, mais dont il est loin d'avoir le monopole.
Berlusconi se disait le représentant d'une nouvelle race d'entrepreneurs dynamiques et indépendants de l'État. Ces entrepreneurs existent, certes. Mais Berlusconi n'aurait jamais pu exister, lui, sans l'État italien. Sans que celui-ci se départe de son monopole sur l'audiovisuel à partir de 1976. Comme une partie de la nomenklatura russe, comme plusieurs grands patrons de l'audiovisuel français, Berlusconi a fait son beurre des privatisations. Dès les années 70, il commença à acheter des stations de télévision locales. Le milliardaire créa alors la télé-poubelle, faite des pires séries américaines, de quiz abêtissants et de variétés criardes. Celle-ci atteint des sommets en Italie, mais n'épargne aucun pays, ni même les chaînes publiques qui lui ont vite emboîté le pas.
Ce mélange de paillettes, de jolies filles, d'information-spectacle et de niaiseries est aujourd'hui notre pain quotidien. La télévision d'hier a fabriqué René Lévesque, celle d'aujourd'hui nous offre Berlusconi. C'est au point où l'on peine à se rappeler cette époque faste où notre imaginaire n'était pas peuplé de téléromans niais, de variétés débiles et d'animateurs trash. Une époque où les hommes politiques accordaient des entrevues aux meilleurs journalistes et ne faisaient pas la publicité de Saint-Hubert barbecue. Évoquer ce passé, c'est un peu comme regarder de vieilles photos de Paris, de Montréal ou de New York, avant les embouteillages monstres et le smog. On y reconnaît à peine la ville qu'on habite pourtant depuis toujours.
Berlusconi ne fut pas tant le héros du parler vrai que celui du parler cru. Vulgarité du langage d'abord, mais aussi de l'argent roi qui s'affiche sans pudeur. Pierre Falardeau aurait pu faire de Berlusconi le héros d'un de ses films. D'ailleurs, le célèbre «Think big, stie!» d'Elvis Gratton reprend mot pour mot (le sacre en plus) l'expression que répétait Berlusconi chaque fois qu'on l'interrogeait sur les raisons de son succès. La réalité rejoint ici la fiction.
Il ne faudrait pas que le départ de ce personnage clownesque laisse croire que sont disparues les conditions qui l'ont engendré. Au contraire, elles sont toujours présentes et pas seulement en Italie. Car, bunga bunga pourrait probablement se traduire en français par bling bling. Il y a une bonne dose de Berlusconi dans le populisme d'un Nicolas Sarkozy. Sans atteindre le niveau du maître, le président français a lui aussi largement utilisé sa vie privée pour se hisser aux plus hautes fonctions. Ses amours comme ses séparations ont envahi le champ politique en même temps que les journaux à potins. Avant que la crise ne l'oblige à plus de discrétion, il courait les réceptions du Fouquet's et passait ses vacances sur de luxueux voiliers appartenant à quelque ami propriétaire de chaînes de télévision. Comme Berlusconi, Sarkozy a introduit dans la politique française une grossièreté inexistante avant lui. Ses meilleurs amis ne se recrutent-ils pas aussi dans le monde des médias et du showbiz?
Sur un mode mineur, le Québec n'est pas exempt lui non plus de ce mélange inquiétant de populisme, de politique et de variété. Notre petit écran n'a pas grand-chose à envier à ceux de la France et de l'Italie. Les grandes émissions d'information et d'affaires publiques ont depuis longtemps cédé le pas aux talk-shows. Pas une entrevue sérieuse avec un politicien sans que surgisse un humoriste de derrière le rideau. Dans un registre moins vulgaire, l'entrevue complaisante de Jack Layton à Tout le monde en parle fut un bel exemple de ce détestable mélange des genres qui finit par avoir des effets sur l'opinion publique.
N'y a-t-il pas aussi une dose de Berlusconi dans la vulgarité totalement assumée d'un Régis Labeaume? Ou la propension de certains hommes d'affaires, comme François Legault, à s'enticher de politique et à vouloir diriger les écoles et les hôpitaux comme n'importe quelle entreprise?
Oui, Berlusconi tire sa révérence. Mais est-ce la fin d'une époque? Il ne faudrait pas oublier ce que chantait le chansonnier italien Giorgio Gaber: «Je ne redoute pas tant Berlusconi en soi que Berlusconi en moi.»
Bunga bunga, bling bling, think big...
Il ne faudrait pas que le départ de ce personnage clownesque laisse croire que sont disparues les conditions qui l'ont engendré.
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