Cette semaine, j'écoutais la ministre de l'Éducation du Québec, Line Beauchamp, défendre son projet d'enseignement intensif de l'anglais en sixième année. «Je pense qu'on amène du changement», disait-elle avant d'ajouter qu'elle trouvait «légitime de vouloir être fonctionnel [functional] dans une deuxième langue». La ministre n'en avait probablement pas conscience, mais en prononçant cette dernière phrase, elle utilisait un anglicisme. En effet, en français, si un meuble peut être fonctionnel, il peut être insultant d'appliquer ce mot à un individu. Celui-ci est plutôt habile, alerte, compétent, adroit ou même connaissant, comme dans la belle expression Ti-Jos Connaissant dont l'un de nos écrivains a fait un roman savoureux.
Il n'est évidemment pas question de tenir rigueur à Mme Beauchamp d'une telle peccadille. Mais, cela m'incite à penser que notre ministre devrait y réfléchir à deux fois avant de s'engager plus à fond dans une réforme dont la nécessité n'a jamais été vraiment démontrée. Près d'un Québécois sur deux est déjà bilingue et toutes les études montrent que ce taux progresse sans qu'on ait le moindre effort à faire! Avons-nous conscience que l'anglais est sur le point de devenir, et de loin, la matière la plus importante du dernier cycle du primaire, loin devant le français, les mathématiques ou l'histoire? Avant de commettre l'irréparable, je suggérerais à la ministre de lire le livre que vient tout juste de publier à Paris le linguiste Claude Hagège et qui s'intitule [Contre la pensée unique->45349] (Odile Jacob).
Il y a plusieurs années, j'avais interviewé ce fervent défenseur du multilinguisme et de l'enseignement des langues secondes au primaire. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que, s'agissant de l'anglais au Québec, ce polyglotte de plus de 70 ans estimait que le bilinguisme précoce était une aberration dans un pays où «l'évolution naturelle mène déjà à l'anglicisation».
Hagège affirmait que, chez les élèves les plus faibles et les immigrants, un enseignement trop tôt ou trop intensif de l'anglais risquait de développer «une double incompétence linguistique», amenant ainsi ces enfants à être «doublement marginaux». J'ose à peine imaginer ce qu'il dirait du projet mur à mur de Line Beauchamp qui, en plus de parachuter dans un univers anglophone des enfants déjà largement exposés à l'anglais dans leur voisinage, sinon à la télévision, par la culture pop et sur Internet, veut les priver de cours de français pendant la moitié de l'année.
Tout enseignant sait qu'un élève qui revient de deux mois de vacances a désappris une partie de ce qu'il avait acquis l'année précédente. Imaginons dans quel état seront ceux qui entreront au secondaire après avoir passé jusqu'à sept mois (cinq mois d'anglais plus deux mois de vacances) à ne rien faire dans les autres matières. Sans compter ce qu'ils n'auront jamais appris. Car, à qui fera-t-on croire que l'on peut faire en cinq mois le programme scolaire d'une année? La ministre ressemble à ces politiciens qui promettent l'équilibre fiscal, mais n'osent pas avouer dans quels services ils vont couper.
N'ayons pas peur de le dire. À cause de la situation précaire du Québec en Amérique du Nord, la langue des enfants de 6e est souvent incertaine et approximative. La faiblesse de leur vocabulaire est flagrante comparativement à celui des élèves de la plupart des autres pays francophones. Après six mois d'anglais intensif, nombre de ces enfants qui arrivent déjà au secondaire dans un état de fragilité y entreront avec tout un nouveau bagage d'anglicismes et de faux-amis. Claude Hagège l'a mainte fois expliqué. L'anglais et le français ont cette particularité de partager des milliers de mots qui s'écrivent pratiquement de la même façon mais qui ne veulent pas dire la même chose. On n'a qu'à écouter nos députés à Ottawa ou ces sportifs qui baignent quotidiennement dans l'anglais, pour deviner à quel français médiocre nous condamnons ainsi nos enfants.
Si elle lisait le livre de Claude Hagège, notre ministre de l'Éducation comprendrait aussi comment, en pénétrant insidieusement la langue française, les mots et expressions anglais y introduisent un certain nombre d'idées et de concepts qui sont, comme par hasard, ceux du monde anglo-américain. Ce n'est pas un hasard si l'anglais accepte qu'un individu soit «fonctionnel», mais pas le français. Le livre foisonne d'exemples qui montrent qu'une langue est une façon de percevoir le monde et comment, d'anglicismes en calques grossiers, nous finissons par parler un jargon indigent, sans nuances, qui n'a plus que l'apparence du français. Une langue dont l'esprit s'est envolé. Ceux qui en veulent un exemple n'ont qu'à lire les torchons, écrits dans une langue abâtardie évidemment traduite de l'anglais, que le club Le Canadien distribue impunément dans nos écoles.
Cette réforme est éminemment symptomatique de la fatigue culturelle des Québécois. Faire de l'anglais la matière unique de ce moment charnière entre le primaire et le secondaire, c'est indiquer sans détour que les «vraies affaires», celles des adultes «fonctionnels», se font et se feront en anglais.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé