Une mosquée visée. Six personnes de confession musulmane tuées. Aucune accusation de terrorisme n’a toutefois été déposée dans le dossier d’Alexandre Bissonnette après la fusillade de Québec. Cette accusation prévue au Code criminel est-elle trop complexe à prouver ?
L’absence de ce chef dans les accusations déposées par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) ne surprend pas les experts consultés par Le Devoir.
« Qualifier d’acte terroriste un meurtre ne changera rien à la sentence qui sera imposée à l’accusé s’il est reconnu coupable, explique l’avocat criminaliste Walid Hijazi. Lorsqu’on est devant une cause de meurtre, c’est déjà la pire accusation, avec la peine la plus sévère qui existe au pays. »
L’acte terroriste, inscrit à l’article 83.01 du Code criminel canadien, se distingue des autres chefs d’accusation parce qu’il est le seul qui vise à punir l’intention derrière le crime commis.
Pour arriver à prouver l’intention « terroriste », la Couronne doit démontrer que le geste reproché à l’accusé a été perpétré à des fins idéologiques, politiques ou religieuses, avec pour objectif d’intimider la population ou le gouvernement de sorte qu’ils craignent pour leur sécurité.
« Le but de lier un crime à un acte terroriste est d’aggraver la sentence de l’accusé, parce que les peines pour terrorisme sont consécutives à celles du crime », souligne Me Julien Grégoire, un avocat de la défense qui a, par le passé, été procureur de la Couronne.
Par exemple, un individu qui met le feu à un bâtiment est passible d’une peine allant jusqu’à 14 années de prison. Si la Couronne prouve que l’incendie est un acte terroriste, l’accusé peut voir sa peine augmenter de 14 années supplémentaires, illustre l’avocat.
Le Code criminel indique clairement que les peines consécutives s’additionnent à toutes les sentences, sauf à celles d’emprisonnement à perpétuité, souligne Me Grégoire. « La seule peine possible pour un meurtre prémédité, c’est la prison à vie. La perpétuité plus un, ça n’existe pas », indique-t-il.
Dans le cas d’Alexandre Bissonnette, les accusations de terrorisme n’auraient donc ajouté qu’une couche de complexité au processus judiciaire sans que la peine soit pour autant plus sévère.
S’il est reconnu coupable de meurtre prémédité au terme de son procès, il sera automatiquement condamné à la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Qui plus est, depuis 2011, la Loi protégeant les Canadiens en mettant fin aux peines à rabais en cas de meurtres multiples pourrait garantir qu’il reste emprisonné toute sa vie.
Cette loi permet d’augmenter le temps minimum d’incarcération pour les criminels ayant commis plusieurs meurtres. « Alexandre Bissonnette fait face à six chefs d’accusation de meurtre prémédité, ce qui veut dire que la Couronne pourrait demander qu’on prolonge la durée de la peine en prison avant qu’il soit admissible à une libération conditionnelle. Dans son cas, on parlerait de 150 ans », note Me Grégoire.
Personnellement, je n’ai pas d’hésitation à dire qu’il s’agit d’un geste terroriste, mais ce n’est pas évident d’en faire la preuve du point de vue légal
Stéphane Leman-Langlois, criminologue
Condamner « l’horreur »
En 2014, Justin Bourque est devenu le premier Canadien à être condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 75 ans. L’homme avait plaidé coupable au meurtre prémédité de trois agents de la Gendarmerie royale à Moncton, au Nouveau-Brunswick.
Des proches des victimes de la fusillade y voient plutôt un refus de reconnaître l’horreur du drame en écartant l’accusation de terrorisme. Le soir du 29 janvier dernier, ont-ils rappelé, Alexandre Bissonnette se serait présenté armé à la grande mosquée de Québec, vers 19 h 50, après la dernière des cinq prières quotidiennes musulmanes. L’homme de 27 ans aurait ouvert le feu sur une dizaine de fidèles, tuant six personnes et en blessant d’autres.
Nonobstant la grogne populaire, le fardeau de la Couronne dans les dossiers de terrorisme est lourd et les résultats sont parfois incertains.
« Il existe peu de jurisprudence dans des dossiers d’acte terroriste. En matière criminelle, on a le fardeau de la preuve. Si on veut prouver que le but, que l’objectif était politique, idéologique ou religieux, il faut le faire hors de tout doute raisonnable. Il n’y a pas de place pour l’interprétation du geste ; il faut des preuves et, s’il n’y en a pas assez, la Couronne ne peut pas se permettre de se planter alors qu’elle a déjà des preuves pour des accusations de meurtre prémédité », mentionne la juge à la retraite Nicole Gibeault.
Stéphane Leman-Langlois, enseignant en criminologie à l’Université Laval, appuie le questionnement de la communauté musulmane, qui a l’impression qu’on tente de ne pas qualifier l’acte d’Alexandre Bissonnette. « Personnellement, je n’ai pas d’hésitation à dire qu’il s’agit d’un geste terroriste, mais ce n’est pas évident d’en faire la preuve du point de vue légal, à moins d’avoir un manifeste qui revendique l’acte, comme pour Anders Breivik en Norvège », mentionne celui qui est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque.
Le docteur en droit Frédéric Bérard estime qu’il ne faut pas voir dans le cas d’Alexandre Bissonnette un traitement différent. « La frustration des proches et le questionnement des citoyens sont légitimes, mais en justice, on ne peut pas ajouter une charge seulement de façon symbolique. Il faut des preuves », dit-il.
L’absence d’accusations de terrorisme n’empêchera pas la Couronne de faire état du mobile du crime reproché à Alexandre Bissonnette, fait valoir la juge Gibeault.
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