Agressions sexuelles à Cologne : cette tragédie que l'on n'a pas voulue voir

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Déni politique puant



Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L'Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.


FIGAROVOX. - Le 31 décembre 2015, 1200 femmes ont été victimes d'agressions sexuelles en Allemagne. C'est ce qu'a révélé ce dimanche une enquête de la police allemande. Comment expliquez-vous le décalage entre cette tragique réalité et la manière dont celle-ci a été racontée par les médias?

Laurent BOUVET. - Cette information m'avait frappé quand je l'ai entendue pour la première fois, peu après le 31. Les premiers témoignages de femmes disaient en effet à la fois l'ampleur de ce qui s'était passé et son caractère hors du commun au regard d'autres situations de harcèlement de femmes tels qu'on peut les connaître dans différentes occasions publiques, festives, sportives, etc. Cela m'avait immédiatement fait penser à ce qui avait été rapporté de la place Tahrir quelques années plus tôt.

Mais ce qui a été encore plus frappant, dès le début, c'est la manière dont l'information a été diffusée. On avait du mal à savoir ce qui s'était réellement passé et surtout qui étaient les agresseurs dont les femmes sur place disaient toutes dans leurs témoignages qu'ils étaient nombreux, par groupes et d'origine étrangère.

La concomitance, en Allemagne tout spécialement, avec le débat suite à la crise des migrants, a conduit très vite certains à imputer à des réfugiés syriens notamment la responsabilité de tels actes, alimentant la critique de la politique d'ouverture souhaitée par Angela Merkel. Plus encore, certains médias ont refusé de parler de l'événement ou l'ont minimisé, en Allemagne comme ailleurs, en France par exemple. Soit en dénonçant «l'islamophobie» dont témoignait ceux qui en parlaient, notamment les femmes agressées, compte tenu de l'origine qu'elles imputaient à leurs agresseurs ; soit en expliquant qu'on ne savait rien sur ces événements.

C'est le décalage entre les témoignages directs, précis, de femmes agressées, qui ont été rapidement disponibles et le refus de traiter du sujet de certains médias qui a créé la polémique car il était possible de voir dans ce refus d'autres raisons que la précaution journalistique - précaution qui n'existe pas, notons-le au passage, sur d'autres sujets. Ces raisons étant bien évidemment liées à l'origine imputée aux agresseurs: des hommes jeunes d'origine étrangère laissant supposer qu'ils sont arabes et musulmans.

Comme s'il était devenu difficile, pour une partie des médias mais encore des responsables politiques, à la fois de critiquer un acte pour ce qu'il est, en l'espèce une agression sexiste et de dire qu'il a été perpétré par tel ou tel. Et de là évidemment, comme s'il était difficile de débattre des causes d'un événement aussi particulier.

Ce drame collectif porte-t-il un grand coup à la tactique de la «précaution sémantique» qui sert de trame de fond au politiquement correct et à l'antiracisme?

Cet événement s'ajoute à bien d'autres depuis quelques années, notamment aux actes terroristes. Ainsi, chacun peut comprendre aujourd'hui que l'injonction «pas d'amalgame» immédiatement opposée dans le débat public à toute allusion à la religion musulmane comme religion dont se réclament les jdihadistes ou les terroristes agissant au nom de Daech n'a aucun sens. L'amalgame d'ailleurs est le plus souvent fait par ceux qui veulent à tout prix voir les musulmans comme un ensemble cohérent, comme une «communauté» qui serait touchée en tant que telle par l'assimilation aux djihadistes ou aux terroristes. Or, comme on l'a vu après les attentats de janvier et novembre l'an dernier, nos concitoyens ne confondent pas djihadiste, terroriste et musulman. Des musulmans étant d'ailleurs eux-mêmes frappés par les attentats, comme partout dans le monde. Mais personne n'aurait non plus l'idée de dire que de tels actes n'ont rien à voir avec l'islam puisque c'est précisément en son nom qu'ils sont commis. Vouloir trier entre «bons» et «mauvais» musulmans n'a rien à faire dans un débat public.

Plus largement, il me semble que depuis l'an dernier, nous avons collectivement progressé en termes de désignation des faits et de la réalité, que nous avons pu mettre à distance l'euphémisation de la réalité qui est au fondement du politiquement correct. Une euphémisation destinée, de manière jamais très efficace, à soigner des blessures ou des préférences identitaires plutôt que créer du commun entre les citoyens.

Ces précautions sémantiques, ce refus de dire et de montrer les choses telles qu'elle apparaissent pourtant clairement à nos concitoyens, voilà aussi une des raisons de la défiance que ceux-ci éprouvent vis-à-vis des élites et des institutions de toutes sortes.

Que répondre à ceux qui continuent de parler d' «islamophobie» quand des intellectuels s'interrogent sur les conséquences sociales et culturelles de pratiques religieuses, en l'occurrence musulmanes?

Ce fut le cas, notamment à l'occasion des événements de Cologne, de Kamel Daoud qui a été accusé d'islamophobie. Ce genre de procès est intolérable, il démontre une régression de la liberté de débat et de la possibilité même de la critique dans nos sociétés comme dans les sociétés où la religion musulmane est majoritaire d'ailleurs.

Outre les questions liées au terme lui-même, sa construction étymologique et son origine, c'est surtout son usage dans le débat public qui est problématique. Il induit en effet que toute critique de telle ou telle pratique spécifique (radicale notamment) de la religion musulmane serait une attaque contre la religion elle-même, à la manière d'une synecdoque. Ainsi, peut-on en venir à considérer comme «islamophobes» les tenants de la laïcité parce qu'ils défendent la loi de 2004 sur l'interdiction des signes religieux à l'école ou encore les défenseurs de l'égalité entre hommes et femmes parce qu'ils estiment que le port du voile est un signe d'inégalité.

Le fait, par exemple, que le terme soit accepté par certains universitaires sans aucun recul critique pose problème, car cela légitime son usage par les activistes islamistes et leurs alliés dans l'espace public. Il y a aujourd'hui une pression dans les médias notamment à l'usage de ce terme pour ériger toute critique en discrimination, et toute personne critiquée eu égard à ses idées ou ses actes comme victime.

Ce terme fait écran. Il interdit tout débat, ouvert et pluraliste, sur l'aspect idéologique de l'islamisme en particulier. Il permet à des propagandistes et des radicaux d'inverser la charge de la preuve en accusant — à l'égal du racisme ou de l'antisémitisme - ceux qui les critiquent publiquement.

Il est donc indispensable d'être vigilant, de ne pas céder, de ne pas accepter d'utiliser ce terme tout simplement. On peut d'ailleurs très bien le remplacer par anti-musulman lorsqu'il s'agit de décrire ou dénoncer telle parole ou tel acte qui vise à porter atteinte aux croyants. S'il y a discrimination ou stigmatisation, il suffit à les caractériser.

La sous-estimation du drame de Cologne n'est-il pas un désaveu cinglant pour la politique d'Angela Merkel? N'est-ce pas aussi la preuve supplémentaire d'un climat d'insécurité culturelle qui traverse toute l'Europe?

Les événements de Cologne et des autres villes du 31 décembre ont eu immédiatement une conséquence sur le débat ouvert en Allemagne par le choix de la chancelière d'accueillir très largement les migrants et les réfugiés. L'opinion allemande qui avait majoritairement suivi Angela Merkel est beaucoup plus partagée depuis. L'enthousiasme humanitaire de l'été 2015 est retombé.

Plus fondamentalement, les questions soulevées par une politique d'ouverture ainsi annoncée et affichée unilatéralement par un pays membre de Schengen sont nombreuses dans la mesure où la liberté de circulation existe entre pays membres. Ce qui a conduit à un durcissement des contrôles aux frontières internes dans plusieurs pays, en réaction à cette annonce allemande. L'ensemble européen a été déstabilisé par toutes ces décisions, contradictoires, alors qu'une coordination européenne peinait à se mettre en place.

Aujourd'hui, le défi est non seulement celui des populations qui veulent entrer en Europe, que ce soit pour des raisons politiques ou économiques et demain climatiques, mais encore celui de l'intégration des populations de vagues d'immigration plus anciennes, voire de générations précédentes alors que les difficultés économiques et sociales restent importantes et que les islamistes ciblent une partie de ces populations, notamment la jeunesse. C'est une équation à plusieurs inconnues: la persistance de ce que l'on appelle la «crise des migrants» telle qu'elle s'est dramatisée l'an dernier ; le défi de l'intégration des immigrés déjà présents voire de citoyens européens d'origine étrangère qui restent encore en marge en termes économique et culturel dans les pays européens ; le poids croissant de l'islamisme sur les musulmans européens.

Face à ces bouleversements rapides et considérables, les réactions sont de plus en plus vives dans les différents pays européens. Réactions anti-migrants, anti-immigrés et anti-musulmans. Les partis populistes de type nationaliste ou d'extrême-droite canalisent politiquement une partie de ces réactions mais sans leur donner de débouché concret pour le moment.

Ce qui apparaît clairement depuis l'an dernier, c'est le poids croissant des enjeux que l'on appelle culturels et identitaires sur la politique européenne, à la fois en lien étroit et par-delà les enjeux économiques et sociaux. Seuls à ce jour les partis populistes les ont pris en compte, en proposant leurs solutions. Il est plus que temps que les autres partis, notamment à gauche, s'y intéressent afin de proposer d'autres solutions. Des solutions qui conjuguent un indispensable humanisme et l'expression d'une solidarité internationale de l'Europe en même temps que le respect des principes nationaux de chacun des pays européens. Si ce n'était pas le cas, les fermetures de frontière ou les choix de type Brexit pourraient bien se multiplier et rendre encore plus difficile l'avenir européen.


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