Certains remettent à l’ordre du jour l’épineuse question de l’indépendance de la presse. Dans un contexte où plusieurs médias sont contrôlés par d’importants conglomérats financiers, l’indépendance de la presse serait-elle devenue une image d’Épinal? L’ex-secrétaire général du Conseil de presse du Québec ne le croit pas. Toutefois, il admet que la filiation de certains médias avec de grands conglomérats financiers pourrait poser problème.
Robert Maltais est aussi un éthicien qui maîtrise bien les questions relatives à la responsabilité des médias. Rejoint au téléphone, notre interlocuteur estime que, normalement, «le poids de l’actionnariat ne devrait pas influencer les prérogatives de la direction de l’information d’un média donné». En d’autres termes, cette assertion défend la thèse selon laquelle les salles de nouvelles auraient les coudées franches face aux impératifs financiers.
Fort bien. Toutefois, d’autres sons de cloche se répercutent dans l’agora d’un débat qui n’est pas sur le point de prendre fin. Claude Jean Devirieux, ex-journaliste de Radio-Canada et essayiste bien connu, pense au contraire que «bien des médias ont toute latitude pour publier ce qu’ils veulent. Du moment que ça rapporte politiquement ou économiquement, les propriétaires des médias s’emploient à standardiser l’information sous toutes ses coutures». Qui plus est, M. Devirieux estime que la notion de liberté de presse serait galvaudée, puisqu’«à toute fin utile, elle concerne, en propre, la possibilité pour les conglomérats médiatiques d’aiguillonner l’information à leur guise».
Standardisation de l’information
Dans un contexte où les grands conglomérats dominent la scène médiatique, au Québec et ailleurs, plusieurs observateurs remettent en question l’impartialité des officines de presse. Situation qui amène M. Devirieux à «craindre une standardisation de l’information, alors que certains groupes de presse ambitionnent d’établir une seule et unique salle de presse pour l’ensemble de leurs activités». Ce mouvement de troupes, fruit d’une intégration verticale, finirait par «faire en sorte que les journalistes soient de moins en moins nombreux», ajoute-t-il.
Un chercheur de l’Hexagone, François Bastien, dans son ouvrage intitulé La perception du Conseil constitutionnel par la classe politique, les médias et l’opinion – Éditeur Le Seuil, affirme que les médias sont responsables de la création d’un aggiornamento (mise à jour des items qui composent les débats sur la place publique) qui influencerait les priorités en politique. Ainsi donc, ce quatrième pouvoir (les médias) ne se contenterait pas seulement de commenter les actualités, il aurait son mot à dire sur l’agenda politique. In extenso, à l’instar de l’intrusion du pouvoir juridique au sein du législatif (le chartisme), les médias dominants pourraient, dans certains cas, faire obstruction à une lecture pluraliste des événements.
Les effets pervers de la répétition
Si l’on se réfère au documentaire Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the media, on peut supposer qu’à force de nous présenter des scandales à répétition, les médias finissent par modifier notre perception de la réalité. Le célèbre sociologue des médias aime à citer un juge de la Cour suprême américaine qui affirmait que «les individus sont incapables d’obtenir, par leur propres moyens, l’information apte à leur permettre de prendre leurs responsabilités politiques. Ainsi donc, le rôle de la presse serait de permettre au grand public d’avoir accès à une vue d’ensemble du procès politique».
Malheureusement, une analyse attentive de l’agenda médiatique nous force à déceler un effet de répétition de l’information qui n’est pas pour faciliter la chose. Claude Jean Devirieux estime que les praticiens de la communication ont parfaitement assimilé la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés. Il compare l’industrie de la presse à «un dispositif de conditionnent qui attente, carrément, à l’intégrité physique du grand public». Dénonçant la marchandisation de l’information, notre interlocuteur estime qu’il est grand temps de laisser tomber le concept de liberté de presse. L’heure serait plutôt au droit à l’information.
Conflits d’intérêts potentiels
Voici venir le temps de mettre en contexte notre analyse du rôle des médias sur la place publique. Ici, nous prendrons appui sur un imbroglio qui met en scène des jeux de coulisses entre les édiles de la métropole québécoise, certains lobbies industriels et le rôle des médias dominants dans toute l’affaire.
La Ville de Montréal vient de mettre sur la glace sont ambitieux projet d’installation de compteurs d’eau auprès du secteur des Industries, des commerces et des institutions (ICI). Au terme d’une saga qui aura duré plus de huit mois, l’administration Tremblay (le maire Gérald Tremblay est le premier magistrat de la métropole québécoise) a été prise à partie par plusieurs médias qui lui reprochent ses trop nombreuses accointances avec certains fournisseurs de services. Il y aurait même eu, de l’avis de certains journalistes d’enquête, collusion entre certains hauts responsables politiques et les firmes de génie conseil qui ont fini par rafler la mise de ce que d’aucuns qualifient de «contrat du siècle» (première évaluation autour de 350 M $CAD – environ 225 M EUR). Le vérificateur général de la municipalité a été saisi du dossier et est en train de passer au peigne fin toutes les tractations qui ont mené à la sélection du consortium gagnant.
Les implications de l’éthique
Dans l’entrefaite, les partis d’opposition proposent que les règles de déontologie soient resserrées et qu’un poste de commissaire à l’éthique soit créé. Si nos édiles devraient, en temps normal, être assujettis à des règles d’éthique strictes, il en va de même pour les médias. C’est ici qu’un cas d’espèce retient notre attention. Le rédacteur en chef de L’Aut’Journal, un journal québécois qui se dit indépendant et alternatif, attire notre attention avec un article qui aura eu le mérite de jeter un nouveau regard sur ce qu’il est convenu d’appeler l’«affaire des compteurs d’eau».
Pierre Dubuc soulevait, le 9 avril dernier, une question d’éthique médiatique qui pourrait avoir des répercussions à l’avenir. Le quotidien montréalais La Presse, un des médias qui s’est particulièrement intéressé à l’affaire des compteurs d’eau, est détenu par le holding Power Corporation, une multinationale qui possède des intérêts en propre dans le domaine des technologies de l’eau. En effet, via une participation majoritaire dans le Groupe Bruxelles Lambert, les propriétaires de Power Corporation détiennent un important bloc d’actions de la multinationale française Suez Environnement. Or, il se trouve que Suez Environnement faisait partie d’un deuxième consortium ayant fait une offre de services dans le dossier des compteurs d’eau de la métropole québécoise.
Le journaliste Pierre Dubuc souligne, entre autres, que l’administration Tremblay pourrait être forcée d’annuler le contrat octroyé au consortium qui avait été pressenti. Ce qui pourrait signifier la réouverture des appels d’offres. Si un tel scénario se déroulait, cela aurait pour effet de permettre au groupe Suez Environnement de mieux préparer sa soumission en vue de devenir le principal fournisseur de services dans le domaine du traitement de l’eau à Montréal.
Juges et parties
À la lueur des faits exposés ci-haut, Robert Maltais convient qu’il pourrait y avoir apparence de conflits d’intérêts au niveau de la filiation entre le quotidien La Presse et Suez Environnement. Certains acteurs du monde de l’information indiquent toutefois que la salle des nouvelles du quotidien de la rue Saint-Jacques est indépendante dans ses choix éditoriaux vis-à-vis de l’actionnariat du journal.
Sans remettre en cause le travail d’enquête mené par les limiers du quotidien, il faut souligner que ce média a répété en boucle, depuis plusieurs mois, l’affaire des compteurs d’eau. Ce journalisme d’enquête a permis de déceler des dysfonctionnements cruciaux. Mais, les auteurs de l’enquête n’ont pas fait grands cas du contexte de la privatisation des infrastructures municipales. C’est un peu comme si on s’était préoccupé des effets, laissant la cause en arrière-plan.
Dans un contexte où le secteur privé occupe une place grandissante dans la gestion, la mise en service et l’entretien des infrastructures municipales, il est évident que les situations de collusions auront tendance à se multiplier à l’avenir. Tout en menant un travail d’enquête certes louable, le quotidien La Presse n'a pas parlé des autres consortiums en lice pour l’obtention du contrat. Ainsi, le public aurait pris conscience des enjeux et aurait disposé d’une lecture plus complète de l’information. Une dernière question d’éthique demeure.
Advenant que le consortium incluant Suez Environnement venait à rafler la mise, dans le cas d’un nouvel appel d’offres, la quotidien La Presse sera-t-il habilité à poursuivre son traitement du dossier de la mise à niveau des infrastructures de l’eau à Montréal? On parle, ici, d’un précédent, puisqu’un important fournisseur de services pourrait utiliser son propre média pour tenir les contribuables au courant de l’avancement des travaux et, partant, de la saine gestion des finances publiques.
Références :
1. Manifeste pour le droit à l’information – De la manipulation à la législation, Claude Jean Devirieux, 2009, Éditeur Les Presses de l’Université du Québec.
2. La perception du Conseil constitutionnel par la classe politique, les médias et l’opinion, François Bastien, 2003, Éditeur Le Seuil.
3. Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the media, documentaire canadien sur Noam Chomsky, 1992, Zeitgeist Video.
4. Scandale des compteurs d’eau à Montréal, Pierre Dubuc, 9 avril 2009, mensuel L’Aut’Journal.
UN LIEN: http://www.bakchich.info/Montreal-des-medias-irresponsables,08145.html
La responsabilité éthique des médias dans l’affaire des compteurs d’eau
Accointances médiatiques
Une analyse publiée en juillet 2009
Chronique de Patrice-Hans Perrier
Patrice-Hans Perrier181 articles
Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtr...
Cliquer ici pour plus d'information
Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtrise fine de l’analyse critique et un style littéraire qui se bonifie avec le temps. Disciple des penseurs de la lucidité – à l’instar des Guy Debord ou Hannah Arendt – Perrier se passionne pour l’éthique et tout ce qui concerne la culture étudiée de manière non-réductionniste. Dénonçant le marxisme culturel et ses avatars, Patrice-Hans Perrier s’attaque à produire une critique qui ambitionne de stimuler la pensée critique de ses lecteurs. Passant du journalisme à l’analyse critique, l’auteur québécois fourbit ses armes avant de passer au genre littéraire. De nouvelles avenues s’ouvriront bientôt et, d’ici là, vous pouvez le retrouver sur son propre site : patricehansperrier.wordpress.com
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
22 janvier 2011Les salles de rédaction ont des directions et ce sont elles qui fixent les paramètres à l'intérieur desquels les journalistes doivent manoeuvrer. Ce sont elles qui établissent les «les choix éditoriaux». Elles disent aux journalistes quoi écrire. Et elles leur disent aussi quoi ne pas écrire. Qu'advient-il quand un chroniqueur ou un journaliste outrepasse les choix éditoriaux? Il est muté ou muselé ou ignoré ou l'objet d'une interdiction, voire censuré (Ou foutu en lock out?).
Et de qui relèvent les directions des rédactions? Des propriétaires et de leurs «executives», qui ont le pouvoir de les congédier ou de les expédier sur une tablette. Elle est où l'indépendance de la presse? Il est où le droit du public à une véritable information dans une société démocratique?