Il y a quelques années, le Monde diplomatique faisait paraître, sous le titre La bataille des langues, un recueil de textes sur le combat des différentes langues minoritaires (Manière de voir, Numéro 97, Février-mars 2008). « Bataille », « combat », ces mots traduisent bien l’essence de la question. L’ensemble des textes confirmaient la loi fondamentale des langues en contact : Quand deux langues cohabitent de façon intime sur un même territoire, la plus faible des deux est vouée à disparaître.
Le recueil du Monde diplomatique citait le Québec comme étant un des endroits au monde où cette « batailles des langues » est la plus aiguë. Ce n’est cependant pas l’impression que véhiculent les écrits de la plupart de ceux qui se sont intéressés à la question, des éditorialistes aux commentateurs politiques, de même que les différentes commissions qui avaient le mandat d’aborder la question (Commission Larose, Commission Bouchard-Taylor), sans oublier l’organisme dont c’est le mandat : l’Office québécois de la langue française.
Dans leurs écrits, ce n’est pas les mots « bataille », « combat » ou « lutte » que l’on retrouve, mais les expressions « paix linguistique », « équilibre linguistique », « cohésion sociale ». Et Jean-François Lisée partage la même approche oecuménique. Aussi, avant d’aborder la question centrale du statut du français au Québec, il nous faut procéder à un petit dépoussiérage terminologique.
Bilinguisme. Jean-François Lisée affirme que le Québec est « la société la plus bilingue en Amérique du Nord, la moitié de sa population active pouvant s’exprimer en français et en anglais, proportion qui atteint 63% à Montréal ».
Mais, comme nous y invite Charles Castonguay, il faut aller au-delà des pourcentages et des définitions. Si les recensements donnent 41% de bilingues (toutes langues) au Québec, 35% en Ontario et 30% en Californie, cela équivaut à 10 millions de bilingues en Californie et 4 millions en Ontario, pour moins de 3 millions au Québec.
De plus, on peut questionner la définition du concept de « bilinguisme ». Sont définis comme bilingues ceux qui ont répondu positivement, lors du recensement, à la question : « Cette personne connaît-elle assez bien le français ou l’anglais pour soutenir une conversation? »
Cependant, si on ajoute à cette question l’expression « assez longue sur divers sujets dans cette langue », cela réduit le taux de bilinguisme du tiers chez les francophones du Québec et du quart chez les anglophones. Et, si l’entrevue était menée au téléphone et que l’intervieweur changeait de langue suite à une réponse positive – ce qui est la seule véritable façon de vérifier les dires du répondant – il y a fort à parier que les résultats seraient encore moins spectaculaires.
Enfin, il ne faut jamais oublier que connaître le français ne veut pas dire qu’on s’en sert comme langue principale.
Allophone. Jean-François Lisée a élevé au niveau de Troisième Inquiétude les allophones du Québec. Mais, il ne faudrait pas oublier que l’allophone n’est pas une langue ! Les allophones parlent italien, espagnol, chinois, arabe et une multitude d’autres langues. Aucune de ces langues n’a un poids démographique suffisant pour s’imposer face à l’anglais ou au français au Québec.
On comprend qu’à cause de la situation particulière du Québec, les allophones, comme le signale Jean-François Lisée, ont tendance à conserver plus longtemps que partout ailleurs en Amérique leur langue d’origine comme langue d’usage à la maison. Mais, tôt ou tard, eux ou leurs descendants vont opérer un transfert linguistique vers le français ou l’anglais. C’est là l’enjeu. Nous n’avons donc pas « dépassé le cap de la dichotomie, de l’opposition français/anglais », sans doute pour le plus grand déplaisir de Jean-François Lisée.
À lire différents commentateurs, on a souvent l’impression que le déclin du français serait stoppé et le fameux « équilibre linguistique » atteint si une majorité (50% + 1) des allophones opérait un transfert linguistique vers le français. Le 50% + 1 est peut-être un bon réflexe référendaire, mais il est loin de la réalité dans ce cas-ci. Pour maintenir l’équilibre linguistique actuel entre les communautés francophone et anglophone – empêcher le canot d’avancer vers la chute – il faudrait que, pour chaque allophone qui s’anglicise, il y en ait neuf qui se francisent.
Bien que l’accueil de francotropes soit responsable d’une grande partie de la francisation des immigrants, leur simple présence n’est pas garante de succès en ce domaine. Citant Jack Jedwab, Jean-François Lisée écrit dans Sortie de secours :
Plus de neuf hispaniques sur dix ayant cessé de parler l’espagnol à la maison dans la ville anglophone de Kirkland sont passés à l’anglais, alors qu’à Montréal-Nord plus francophone moins de un sur dix est passé à l’anglais, la grande majorité passant au français. Ce qui démontre que les hispaniques, francotropes par excellence, ne sont pas à l’abri de l’anglicisation.
Anglophones. Les données du dernier recensement devraient rassurer Jean-François Lisée qui s’est montré, au cours des dernières années, fort préoccupé par l’avenir de la communauté anglophone. Le poids de l’anglais, langue d’usage, augmente – du jamais vu depuis que le recensement recueille cette information.
Cependant, moins bonne nouvelle pour Jean-François Lisée, le bon-ententisme des francophones n’a pas de répondant du côté anglophone, malgré tous ses bons mots à l’endroit de la nouvelle génération d’anglophones et de leurs mariages mixtes de plus en plus nombreux avec des francophones.
Quelques jours après la parution du Rapport Larose, le journal The Gazette publiait les résultats d’une étude de Jack Jedwab du McGill Institute for the Study of Canada. À partir du plus important sondage jamais réalisé auprès des anglophones du Québec avec un échantillonnage de 3200 personnes, Jedwab a cherché à savoir si « l’anglo nouveau » existait bel et bien.
Pour repérer « l’anglo nouveau », Jedwab a ventilé les résultats du sondage en fonction de l’âge, de l’aptitude à parler français, du niveau d’éducation, du type d’emploi et du mariage avec des francophones.
Dans toutes les catégories examinées, 90% des anglos se prononcent en faveur de la liberté de choix en éducation. De même, 75% ne croient pas que le français soit menacé au Québec. On ne retrouve pas chez les anglos qui parlent français ou sont mariés à des francophones un plus grand soutien à un rôle accru du français que chez les autres anglos. Bien plus, c’est chez les plus jeunes anglos que se manifeste le plus solide appui en faveur du libre choix dans l’affichage.
Même Jedwab s’est dit surpris des résultats : « Je me serais attendu à plus de différence entre les générations ou de la part de ceux qui parlent français ou sont mariés à des francophones », a-t-il confié à The Gazette.
Enfin, comme Jean-François Lisée, nous ne souhaitons pas de nouvel exode d’anglophones vers le Canada anglais. Cependant, nous voulons lui signaler que les anglophones qui partent ne disparaissent pas. Ils rejoignent la majorité anglophone du Canada et peuvent même y tirer leur profit.
Francophones. Nous avons déjà signalé la fragilité du français au Québec. Entre 2001 et 2006, la majorité francophone au Québec a plongé de 81% à 79,1%, soit une chute de deux points de pourcentage en cinq ans. Pareille dégringolade est du jamais vu dans l’histoire des recensements canadiens, soit depuis 1871.
De plus, contrairement aux anglophones, les francophones « disparaissent ». C’est vrai au Canada, mais également au Québec. En 2006, la région métropolitaine comporte une anglicisation nette de 20 000 francophones.
Habituellement, une étape intermédiaire à l’assimilation est la double identification identitaire. Statistique Canada a mené une enquête sur la « vitalité des minorités de langue officielle ». Les résultats révèlent, par exemple, que 52 % des Franco-Ontariens se considéraient d’identité bilingue en 2006, c’est-à-dire qu’ils s’identifiaient autant au groupe francophone qu’au groupe anglophone. En même temps, le taux d’assimilation des Franco-Ontariens à l’usage de l’anglais comme langue principale au foyer était de 44 %. Au Manitoba, 53 % des Franco-Manitobains avaient déclaré une identité bilingue, et 58 % étaient anglicisés quant à leur langue d’usage au foyer. En Nouvelle-Écosse, l’identité bilingue s’élevait à 56 % chez les francophones et l’anglicisation, à 57 %.
Dans La bataille des langues, Bernard Cassen mettait en garde contre un glissement en train de s’opérer de l’anglais « langue de communication » vers l’anglais « langue d’identification ». Une problématique présente au Canada, comme nous venons de le voir, mais au Québec également, même au plus haut niveau.
La Commission Larose a porté à un sommet ces conceptions erronées. Dans son rapport préliminaire, elle nous incitait à « rompre définitivement avec l’approche historique canadienne qui divise l’identité québécoise suivant une ligne ethnique : la canadienne-française et la canadienne-anglaise » et les commissaires invitaient, dans leur Rapport final, la « société québécoise à ne plus percevoir la langue anglaise comme objet de concurrence, mais comme une corde de plus à son arc et comme un mode d’accès à une composante majeure de son identité ».
En fait, la seule contribution de la langue anglaise – ce qui est différent de la culture anglaise – à notre identité, c’est le joual !
Anglais, langue d’identification, pas majeur vers l’assimilation. Anglais, langue de communication, d’accord, mais sans jamais oublier que c’est dans un contexte de « bataille des langues ».
Demain : Le statut de la langue
À lire : Dossier : À propos de Jean-François Lisée
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