À première vue, il peut paraître surprenant que Jean-François Lisée propose de fusionner les réseaux anglais et français des cégeps en un seul réseau – ce qui aurait pour effet de priver la communauté anglophone d’une partie de ses institutions – sachant qu’il multiplie les garanties à cette même communauté pour qu’elle maintienne son poids démographique et ses institutions.
Nous avons déjà vu qu’il propose de constitutionnaliser dans une future constitution québécoise le bilinguisme dans l’affichage. Dans Sortie de secours, parmi les droits des anglophones qu’il faudrait s’engager à enchâsser dans une future constitution québécoise, il rappelle qu’en 1994 Jacques Parizeau incluait le droit à un réseau d’enseignement en anglais du primaire à l’université et le droit pour la communauté anglophone de gérer ses établissements. Comment concilier cela avec un réseau unique de cégeps?
L’exemple des fusions municipales
La réponse se trouve sans doute dans le débat qui a entouré les fusions des municipalités. On a surtout retenu de cet événement à Montréal les manifestations des vieilles dames anglophones brandissant leurs pancartes d’opposition aux fusions. Mais des observateurs anglophones plus perspicaces de la scène politique appuyaient le projet « Une île, une ville » en y voyant l’occasion d’étendre l’influence de leur communauté sur l’ensemble de l’île. Un d’entre eux, Jack Jedwab, soulignait que le pouvoir était désormais « à portée de main pour un Parti libéral municipal », ce qui s’est concrétisé avec l’élection à la mairie de Gérald Tremblay, un ancien ministre libéral.
Lors de cette campagne électorale, les affiches du candidat Gérald Tremblay étaient outrageusement bilingues sans prédominance du français, une pratique que ne se permettent même pas les libéraux provinciaux ou fédéraux. Le statut bilingue de la nouvelle Ville de Montréal est alors devenu un fait acquis pour la classe politique.
Dans une entrevue accordée au journal La Presse au mois de décembre 2010, à l’occasion du dixième anniversaire de la loi sur les fusions, de farouches opposants à cette loi comme Peter Yeomans et Robert Libman jugent aujourd’hui qu’ils ont commis une erreur. «On a écouté notre côté émotif en retournant dans nos petites villes, dit Robert Libman. On a raté une belle occasion d'exercer une influence réelle.»
Les fusions : une « faute politique majeure » ?
Dans l’analyse qu’il a produite sur son blogue à la suite de la dernière campagne électorale, Jean-François Lisée a démontré, en analysant les résultats électoraux, que Louise Harel aurait été élue mairesse dans la ville de Montréal telle qu’elle existait avant les fusions. Lisée a qualifié de « faute politique majeure » le projet de fusions. Une analyse que nous partageons.
Il a rappelé à cette occasion que lorsqu’il a « quitté le cabinet du premier ministre en septembre 1999, il n’était pas question d’appuyer ‘‘Une île une ville’’, mais de maintenir les villes existantes en renforçant les pouvoirs d’équité fiscale et de planification industrielle de la communauté urbaine ».
Il concluait que « lorsqu’on dirige une nation dont la majorité est minoritaire sur le continent, dont la proportion se marginalise dans la fédération, dont le poids linguistique se fragilise dans sa métropole, on n’introduit pas de réformes institutionnelles qui affaiblissent son pouvoir dans sa principale ville ».
Sans doute par souci de rassurer l’autre Grande Inquiétude, il ajoutait qu’« il avait toujours été (discrètement) opposé aux fusions municipales sur l’île de Montréal » parce qu’il considérait « comme non négligeable, l’identité municipale des villes anglophones et bilingues ». « Il faut être cohérent», précisait-il : « ou bien on est sensible aux questions identitaires, et alors on reconnaît son importance dans les institutions de nos minorités, ou bien on ne l’est pas ».
Il faut croire que son analyse a évolué depuis et qu’il estime maintenant que les Jack Jedwab, Peter Yeomans, Robert Libman et compagnie seraient prêts à accepter aujourd’hui de troquer leur réseau anglais des cégeps en échange d’une « une belle occasion d'exercer une influence réelle » sur un réseau unique. Surtout, si on leur fait miroiter la possibilité d’y intégrer une partie des 25 000 nouveaux étudiants que Jean-François Lisée veut attirer au Québec pour y poursuivre leurs études post-secondaires, donc universitaires mais aussi collégiales.
L’industrie des étudiants étrangers
La question a été à peine effleurée au Québec, mais la quête d’étudiants étrangers est devenue un enjeu majeur et l’objet de concurrence féroce entre les pays industrialisés et, au Canada, entre les provinces. Dans son budget 2010, le premier ministre ontarien Dalton McGuinty a annoncé l’intention de la province de créer les conditions pour attirer 20 000 étudiants de plus dès l’an prochain dans ses collèges et ses universités.
L’Ontario prend pour modèle l’Australie où l’éducation internationale est aujourd’hui la troisième industrie du pays. Que « l’industrie des étudiants étrangers » soit considérée par l’Ontario comme le principal moyen de sortie de la crise économique nous permet de comprendre l’extraordinaire pression exercée pour augmenter les frais de scolarité au Québec.
La proposition Lisée est donc dans l’air du temps. En plus de son volet démographique, elle possède un volet économique qui méritent tous deux plus ample analyse. Mais peut-on croire qu’elle est, par elle-même, la réponse au déclin démographique du français, qu’elle freinera la course du canot vers la chute?
Examinons d’un peu plus près la situation au niveau universitaire.
Déjà, comme le souligne Charles Castonguay, les universités québécoises de langue anglaise en regard de leur clientèle « naturelle », de langue maternelle anglaise, ont un excédent en moyenne de 24 074 par année pour la période des années 2004 à 2006. Dans le cas des universités de langue française, l’excédent n’est que de 9 679. Cela donne un ratio de 246 surnuméraires qui étudient en anglais pour 100 qui étudient en français.
Ce sont les chiffres pour l’ensemble du Québec. Le ratio de surnuméraires est évidemment plus élevé à Montréal où sont concentrés les campus universitaires anglais.
Bien sûr, pour renforcer le fait français, Jean-François Lisée propose d’accueillir 25 000 étudiants étrangers qui seraient principalement francophones et francotropes, mais il est loin d’être évident que cette mesure aura les effets escomptés.
L’exemple des étudiants français à McGill
Dernièrement, un reportage de Radio-Canada a révélé que de nombreux étudiants français profitaient d’une entente signée entre le Québec et la France pour venir étudier en anglais à Montréal. Cela leur permet d'économiser des milliers de dollars en frais de scolarité qu'ils devraient autrement payer dans les universités américaines ou canadiennes-anglaises.
En fait, sur les quelque 6 000 citoyens français qui poursuivent leurs études dans les universités québécoises, environ 15 % de ceux-ci choisissent McGill, Concordia ou Bishop's, soit plus que le nombre d’étudiants québécois en France. Pourtant, l’accord de coopération signé en 1978 avait pour but de « consolider le fait français au Québec ».
Ajoutez à cette situation que, pour concurrencer les universités anglaises, les universités françaises, mais aussi certains cégeps, offrent de plus en plus de cours en anglais.
Alors, combien, parmi les 25 000 nouveaux étudiants qu’on nous inviter à accueillir, choisiront l’université française? Bien entendu, le gouvernement pourra fixer des ratios, comme il le fait dans des ententes avec certains pays. Mais, alors, combien exigeront de plus en plus de cours en anglais dans les universités françaises?
L’engouement pour le cégep anglais
Considérons maintenant le réseau des cégeps. Pour avoir une idée de l’attrait de l’anglais au niveau collégial, examinons les chiffres produits par le professeur Castonguay.
« En moyenne, pour 4 463 nouveaux inscrits de langue maternelle anglaise, le Québec compte annuellement le double, plus exactement 9 038, en nouveaux inscrits au cégep anglais. Cela représente en moyenne un excédent annuel de 4 575 étudiants. Les chiffres correspondants pour le français sont de 38 570 inscrits francophones, langue maternelle, et un total quasi identique de 38 929 étudiants inscrits au cégep français, pour un excédent annuel de 359. Le ratio entre les excédents est de 1 274 étudiants additionnels au cégep anglais pour 100 au cégep français.
C’est comme si la quasi-totalité des étudiants allophones choisissaient le cégep anglais. En réalité, 54 % des allophones se sont inscrits durant ces années au cégep anglais, contre 46 % au cégep français. Ces derniers ne font cependant que compenser un nombre équivalent d’étudiants francophones qui s’inscrivent au cégep anglais. Quant aux anglophones qui étudient au cégep français, ils sont fort peu nombreux. » (Charles Castonguay, Le français dégringole, ERQ)
Ces chiffres concernent l’ensemble du Québec. Mais c’est à Montréal, où est concentrée la population anglophone et allophone, que l’impact linguistique du réseau unique se fera vraiment sentir.
Déjà, on connaît l’engouement actuel pour les cégeps anglais. Dawson est le plus gros cégep du Québec avec ses 7 580 étudiants. À l’automne 2009, selon le journal The Gazette (1er novembre 2009), le cégep a reçu 8 000 demandes d’inscriptions pour 3 000 places disponibles, soit une hausse de 12 % par rapport à l’année précédente.
Un autre cégep anglais, le collège Vanier a rapporté une augmentation de 13 % des inscriptions. Quant au collège John Abbott, il comptait en 2009 un nombre record de 5 900 étudiants.
En 2006, le collège Dawson a reçu 10,5 millions $ pour la construction de locaux pédagogiques et l’agrandissement de l’espace réservé aux activités étudiantes.
Pourtant, selon le Service régional d’admission au collégial du Montréal métropolitain, l’augmentation générale des inscriptions pour l’ensemble des cégeps, tant français qu’anglais à l’automne 2009, n’était que de 4,3 % pour le Grand Montréal.
L’augmentation de la clientèle dans les cégeps anglais découle surtout d’une plus grande fréquentation des institutions anglaises par les élèves allophones et francophones. Selon les dernières statistiques disponibles, en 2009, 50% des étudiants dans les cégeps anglais du Québec étaient de langue maternelle anglaise, 24% étaient allophones et 26% étaient de langue maternelle française.
Qui va défendre le français ?
Quel serait l’impact de la fusion des deux réseaux, du regroupement de ces étudiants, dans un réseau unique? Quel serait l’impact de l’addition de milliers d’étudiants étrangers dans ce même réseau unique où le quart de l’enseignement se déroulera en anglais? Est-il légitime de croire que la pression serait énorme pour davantage de cours en anglais? Quelle langue parlera-t-on dans les corridors?
Dans Sortie de secours, Jean-François Lisée écrivait :
Pourquoi une majorité de non-francophones, si bilingues fussent-ils, réclamerait-elle la prédominance dans l’affichage, d’une langue qui n’est pas la sienne? Pourquoi insisterait-elle sur le maintien de restrictions dans l’accès à l’école anglaise qui ne répondent pas à son intérêt particulier ou collectif?
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec ces propos, que je peux corroborer avec une anecdote tirée de ma propre expérience. Il y a quelques années, je siégeais sur l’Exécutif régional du Parti Québécois Montréal-Centre. Parmi les membres de l’exécutif, il y avait un jeune étudiant maghrébin francophone. À de multiples reprises, les membres de l’exécutif ont dû débattre longuement avec lui pour rappeler que, contrairement à ses affirmations – et, de toute évidence, ses souhaits – Montréal n’avait pas le statut de ville bilingue en vertu de la Charte de langue française!
Dans le cas des fusions municipales, Jean-François Lisée affirmait, comme l’avons rapporté au début de ce texte, que « lorsqu’on dirige une nation dont la majorité est minoritaire sur le continent, dont la proportion se marginalise dans la fédération, dont le poids linguistique se fragilise dans sa métropole, on n’introduit pas de réformes institutionnelles qui affaiblissent son pouvoir dans sa principale ville ».
La même logique s’applique dans le cas des cégeps. Plutôt que de fusionner les réseaux des cégeps anglais et français en un réseau unique, il faut consolider le réseau français en assujettissant l’ensemble des cégeps aux dispositions de la Loi 101.
Demain : La bataille des langues
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