On peut penser plutôt à un canot (l’île de Montréal) avançant sur une rivière qui débouche sur une énorme chute d’eau (l’anglicisation). Dans les années 60, le canot avançait à, disons, 50 nœuds. Les pagayeurs s’empressèrent de freiner cette course folle, avec un succès réel. Dans les années 90, le canot n’avance plus qu’à 25 nœuds. Extraordinaire succès, applaudissent, de la rive, les optimistes. En réalité, les pagayeurs réussiraient à ralentir à 1 nœud, qu’ils ne pourraient échapper à la chute. La seule vitesse du succès est 0, à défaut d’avoir la capacité de faire demi-tour.(Jean-François Lisée, Sortie de secours)
Une des caractéristiques de plusieurs commentateurs de la question linguistique est de considérer l’état de la situation au moment où ils écrivent comme constituant un « point d’équilibre » à préserver. Jean-François Lisée n’y échappe pas. Dans Sortie de secours publié en 2000, il propose différentes mesures pour « préserver l’équilibre linguistique actuel » et, bien qu’aucune de ces mesures n’aient été adoptées et que la situation du français se soit détériorée pendant la période de sept ans qui s’est écoulée entre la publication de Sortie de secours et de Nous, il écrit à nouveau dans ce dernier ouvrage que « l’équilibre actuel est à peu de choses près optimal ».
Pourtant, la citation de Sortie de secours placée en exergue de ce texte est particulièrement forte et juste. Le canot a continué et continue d’avancer vers la chute d’eau et il faut cesser de parler d’un équilibre qui n’en est pas un.
Le professeur Charles Castonguay a démontré à partir des données du recensement, et des estimations de Statistique Canada quant à la langue maternelle des personnes que le recensement a manquées, que le poids de la majorité francophone au Québec a plongé entre 2001 et 2006 de 81 à 79,1%, soit une chute de deux points de pourcentage en cinq ans. Pareille dégringolade, nous dit-il, est du jamais vu dans l’histoire des recensements canadiens, soit depuis 1871. Autrement dit, le canot avance rapidement vers la chute.
« Il est vrai qu’entre 1951 et 1971, poursuit Charles Castonguay, la majorité francophone avait essuyé un recul presque aussi marqué, passant de 82,5 à 80,7%. Mais cela avait pris deux décennies. En outre, durant ces vingt années de forte immigration d’après-guerre, la minorité anglophone avait vu également son poids fléchir, de 13,8% à 13,1%.
« Aujourd’hui, enchaîne-t-il, le poids des francophones vient de prendre une débarque plus raide encore et ce, en l’espace de cinq ans seulement. Fait également inédit dans l’histoire des recensements canadiens, le poids de la minorité anglophone, langue maternelle, n’a pas reculé d’un milligramme entre 2001 et 2006.
« Par surcroît, alors que le français dégringole aussi au Québec en tant que langue d’usage à la maison, le poids de l’anglais, langue d’usage augmente – du jamais vu, encore, depuis que le recensement recueille cette information. » (Charles Castonguay, Le français dégringole. Éditions du renouveau québécois. 2010)
Les Trois Inquiétudes
Dans Sortie de secours, Jean-François Lisée brosse un tableau assez échevelé de la situation linguistique. On y célèbre « le premier réel ‘‘équilibre’’ linguistique », avec des « bonnes nouvelles » sur l’intégration des immigrants, les mariages mixtes, avec également des sujets d’inquiétude pour la communauté francophone, mais aussi – et beaucoup – pour la communauté anglophone, dont Jean-François Lisée croyait – faussement à l’époque comme plusieurs – qu’elle était destiné au déclin. Il faut dire que, lorsqu’il s’agit des inquiétudes linguistiques d’une communauté, les ténors de la communauté anglophone ont meilleure presse que leurs vis-à-vis francophones.
Dans le livre Nous, les Deux Inquiétudes deviennent Trois Inquiétudes avec l’ajout aux communautés francophone et anglophone des communautés allophones « doublement minoritaires, tiraillées entre leurs identités complexes et les attentes des sociétés d’accueil québécoise et canadienne ». Cela légitime Jean-François Lisée à affirmer que « nous avons donc dépassé le cap de la dichotomie, de l’opposition primaire français/anglais » et à citer en l’approuvant Marco Micone qui parle d’« un modèle de cohabitation cosmopolite harmonieuse, à mi-chemin entre l’intégration et le repli ethnique, où la notion de société d’accueil est aussi floue que celle de la culture d’origine des immigrants ».
C’est dans cette perspective qu’il faut, nous dit Jean-François Lisée, revoir les principes directeurs de la Loi 101. Il y va d’abord de mises en garde nous invitant à ne pas nous tromper de cible. « Se tromper de cible, cela signifie », selon lui, « faire peser sur les allophones québécois (…) des objectifs de francisation dont le passé et le présent démontrent l’irréalisme », « multiplier les mesures hostiles à l’anglais », ne pas identifier « l’étalement urbain linguistique » comme « cause première » de « la mise en minorité du français dans l’île de Montréal ». « Se tromper de cible », c’est aussi « constater que l’équilibre linguistique du Québec des années 90 n’a pu être maintenu qu’au prix du départ de dizaines de milliers de nos jeunes anglophones, et souhaiter que cela se poursuive ».
Puis, Jean-François Lisée nous invite à « admettre que la prédominance du français doit devenir un principe général d’application de la législation et de la réglementation linguistiques » pour nous « ajuster au réel » et « miser ouvertement sur toutes nos forces y compris les forces anglophone, allophone et autochtone ».
Il ajoute : « La Commission Larose a fait une partie du chemin, reconnaissant le principe-clé – que si le français domine, il n’est pas seul, qu’il y a de la place pour d’autres langues, au premier chef l’anglais ».
Au-delà de la Loi 101
Jean-François Lisée a beau présenter une vision jovialiste de « l’équilibre » linguistique, il sait pertinemment que le canot continue d’avancer vers la chute et qu’il faut une intervention étatique. Cependant, il ne croit plus à l’efficacité des mesures traditionnelles de la Loi 101. Il acquiesce à l’analyse de Marc Levine qu’il cite :
«La difficile tâche de préserver le caractère français du Québec sur un continent nord-américain anglophone appelle une intervention sans équivoque de l’État. Mais les nouvelles forces qui agissent sur Montréal, tels la mondialisation de l’économie, l’immigration massive et l’étalement urbain, font surgir des enjeux qui débordent le cadre d’application d’instruments traditionnels de la planification linguistique. Plus que les lois linguistiques, ce sont des mesures concernant entre autres l’immigration et le développement urbain qui influeront sur le caractère linguistique et culturel futur de Montréal. »
Alors, que faire ? Dans Sortie de secours, Jean-François Lisée s’intéresse aux études de Charles Castonguay qui montrent qu’une bonne part des succès de la francisation des immigrants est attribuable à la sélection des immigrants plutôt qu’aux dispositions de la Loi 101, c’est-à-dire au fait d’attirer des francotropes (des gens de langue latine ou issus d’anciennes colonies françaises) dont plusieurs ont effectué leur transfert linguistique vers le français avant même de fouler le sol québécois.
Jean-François Lisée s’intéresse aussi aux thèses du démographe Marc Termote sur l’avenir linguistique québécois, selon lesquelles « l’immigration internationale est le facteur qui exerce le rôle le plus considérable dans la baisse des francophones » dans la population et Jean-François Lisée en déduit que « c’est sur ce facteur que le Québec doit jouer, avec une détermination beaucoup plus ferme que jusqu’à maintenant ».
En jumelant ces considérations à d’autres sur le déclin démographique du Québec, Jean-François Lisée en tire la conclusion que « ce n’est pas l’ampleur de l’immigration qui est problématique, mais sa composition linguistique ». À partir de ces prémisses, il élabore un projet linguistique en plusieurs volets.
Un nouveau projet linguistique
Premièrement, il constate que dans le cadre canadien actuel, le Québec, étant donné son pouvoir limité de sélection des immigrants, a presque fait le plein de sa capacité d’attirer des francophones. Ottawa, rappelle-t-il, a juridiction sur la réunification des familles, les visas temporaires des travailleurs stratégiques et des étudiants étrangers et, surtout, sur les réfugiés.
Premier élément de solution : le Québec doit réclamer les pleins pouvoirs en matière d’immigration.
Deuxième élément de solution : instaurer une citoyenneté québécoise avec l’obligation d’une connaissance du français pour son obtention. L’exercice du droit de vote serait conditionnel à l’obtention de cette citoyenneté.
Troisièmement, Jean-François Lisée propose d’attirer chaque année au Québec 25 000 étudiants francophones et francotropes étrangers en leur offrant d’acquérir une formation ou de poursuivre des études postsecondaires au Québec à un coût moindre qu’ailleurs sur le continent. Mais pas au coût actuel, parce que Jean-François Lisée appuie une hausse des frais de scolarité.
Jean-François Lisée veut les inciter à s’installer au Québec au terme de leurs études avec des mesures fiscales leur permettant de récupérer le coût de leurs études pendant les dix ou douze années subséquentes au moyen d’un crédit d’impôt sur le revenu équivalant à un dixième ou un douzième de ce qu’ont coûté leur installation et leur éducation au Québec.
Bien entendu, pour maintenir « l’équilibre » linguistique, le programme serait étendu aux étudiants anglophones étrangers, en proportion du poids démographique de la communauté anglophone du Québec.
Enfin, Jean-François Lisée propose de « faire des cégeps le point de passage commun des Québécois de toutes origines » en unifiant les cégeps dans un seul réseau, où les trois quarts de l’enseignement se donnerait en français et le quart en anglais.
Bien qu’il n’y paraisse pas à première vue, cette proposition n’est pas sans lien avec la proposition précédente comme nous le verrons dans le prochain article.
Demain : Le réseau unique des cégeps
À lire : Dossier : À propos de Jean-François Lisée et de la gauche autoproclamée efficace
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