Nombreux sont les contemporains qui pensent que la religion relève de la superstition, d'une sorte de névrose, la plupart du temps inoffensive mais parfois dangereuse. L'oeuvre du philosophe québécois Jean Grondin se présente comme un antidote à ce discours.
L'homme, écrivait Augustin, est une énigme pour lui-même. D'où la question du sens de son existence. Dans La Philosophie de la religion, un petit ouvrage savant publié dans la prestigieuse collection «Que sais-je?», Grondin avance qu'il n'y a que trois types de réponses possibles à cette question: les réponses religieuses, liées à une transcendance, les réponses séculières plus récentes (humaniste et hédoniste), davantage centrées sur le bonheur humain, et les réponses qui rejettent cette question du sens pour cause de non-pertinence.
Grondin doute de la valeur de ces dernières puisque, écrit-il avec un accent pascalien, «on conçoit mal une existence de l'Homo sapiens, c'est-à-dire d'un vivant conscient de sa condition, qui ne se pose pas, à quelque degré que ce soit, de questions sur le sens de son bref séjour dans le temps». La religion et la philosophie s'imposent donc comme voies royales pour réfléchir au sens de la vie. Et comme «la religion a précédé l'apparition de la philosophie et rendu possible sa quête de sagesse, de rationalité et de bonheur», la réflexion de la seconde sur la première «est ainsi la reconnaissance d'une dette et d'une provenance». Il s'agit donc, en philosophie de la religion, de réfléchir sur la religion, mais de reconnaître, aussi, que la religion peut être une philosophie, «une voie de la sagesse».
Cette réflexion et cette reconnaissance, aujourd'hui, sont-elles toujours possibles? L'invérifiable qui caractérise la foi et la «poussée de relativisme» propre à la conscience moderne ont confiné la religion dans l'espace de la subjectivité privée, dans «une forme faible de savoir» qu'il convient à peine de prendre en considération dans une réflexion rigoureuse. Grondin parle, pour résumer l'horizon de pensée contemporain, d'une hégémonie du nominalisme. Selon cette doctrine, il n'existe «que des réalités individuelles, matérielles, donc perceptibles dans l'espace et dans le temps», et «les notions universelles [le beau, le bien] n'existent pas [...], ce ne sont que des noms». La religion, dans cette logique, est discréditée puisque Dieu, par exemple, n'est qu'un nom sans réalité.
Il est pourtant, explique Grondin, «une autre conception de l'être», platonicienne et devenue étrangère dans le monde moderne, «qui comprend l'être non pas comme existence individuelle, mais comme manifestation de l'essence, dont l'évidence serait première». Une chose belle, dans cette logique, serait une manifestation de la Beauté comme essence, ce qui vaut aussi pour l'essence divine. Einstein, par exemple, parlait de l'«idée de Dieu» au sujet de cette «raison supérieure se dévoilant dans le monde de l'expérience». L'horizon nominaliste, note Grondin, domine le monde moderne et scientifique, mais cela n'empêche pas «la persistance du religieux», qui relève d'un autre plan. La décision d'exclure ou non la perspective religieuse ne saurait, d'ailleurs, se fonder sur la science; elle relève plutôt de la philosophie de la religion.
Deux pôles
Cette dernière «se veut une réflexion sur le fait religieux, sur son sens, ses raisons». Dans cette tradition, le christianisme est dominant et impose presque sa conception de la religion comme foi personnelle, en un Dieu unique, avec un culte défini, des préceptes moraux, une institution, des dogmes et des textes sacrés. Les philosophes grecs, toutefois, restent les pionniers en cette matière.
Le religieux prend bien sûr des formes multiples qui peuvent intéresser la philosophie de la religion, mais cette dernière se concentre d'abord sur «le phénomène religieux à travers toutes ses métamorphoses». Une approche fonctionnaliste suggère que la religion sert ou a servi à expliquer les phénomènes naturels, l'obligation morale et l'ordre social («opium du peuple») ou qu'elle relève d'un phénomène de transfert (le Dieu comme père protecteur, de Freud) ou d'une réponse à l'angoisse. Ces explications, note Grondin, contiennent une part de vérité et peuvent servir à une saine critique de la religion, mais elles négligent le fait que la religion est rarement inventée de toutes pièces pour satisfaire à un besoin; l'individu, en effet, «s'intègre à un culte transmis» qui a toujours déjà une sorte d'«antériorité par rapport à la conscience».
Aussi, pour définir l'essence de la religion, Grondin retient plutôt deux pôles: le culte et la croyance. Le premier domine dans le monde antique et la seconde, dans le monde moderne, mais l'un ne va pas sans l'autre. La dimension symbolique de la religion les réunit. «Le monde de la religion est d'emblée un monde symbolique qui veut dire quelque chose et qui est dès lors sensé», écrit Grondin. Là où le nominaliste voit une construction de l'esprit, l'esprit religieux trouve un sens qui vaut et pose que «le réel est plus que ce qu'il donne à saisir au premier abord». Pour illustrer cette distinction fondamentale avec un exemple moderne, on peut recourir à Heidegger et à sa formule selon laquelle «la science ne pense pas». Elle traite toute chose comme un objet et, pour reprendre les mots de Perrin et de Rosenbaum, «appréhende le réel tel qu'il est et se prive de comprendre ce par quoi il est».
Grondin plaide l'universalité de la religion. Il y en a eu partout, en tout temps, dans une variété infinie, et «aucun homme n'existe vraiment sans quelque forme de religion, c'est-à-dire sans quelque orientation fondamentale au sujet de son existence». Être contre, en d'autres termes, c'est croire en autre chose. En quoi? «C'est à ceux qui veulent dépasser le stade religieux de l'humanité qu'il appartient de le dire, lance Grondin. Il se pourrait toutefois qu'il leur soit difficile de le faire sans de massifs emprunts au discours religieux.» Puisqu'on n'en a pas fini avec la religion, aussi bien y réfléchir avec philosophie.
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