Sévèrement pointée du doigt en raison de sa passivité depuis le début de la crise sanitaire actuelle, l’Union européenne aurait selon ses adorateurs réagi vendredi 26 mars en apportant une aide financière concrète à plusieurs États-membres, dont la Hongrie. L’opposition au Premier ministre Viktor Orbán en a depuis fièrement fait un de ses slogans : « La Hongrie reçoit 5,6 milliards d’euros de l’Union européenne ». Vraiment ?
Comment l’Union européenne pourrait-elle aider directement des États en difficulté puisqu’elle ne dispose pas de la possibilité de se mettre en déficit sans garantie de remboursement de ces mêmes États ? Le texte voté vendredi par le Parlement européen apporte une réponse limpide à cette question : en faisant passer pour une aide directe le redéploiement budgétaire de ce qui reste des fonds accordés aux États pour la période 2014-2020. C’est-à-dire, pour la Hongrie, les miettes restantes de sommes déjà budgétées, de l’argent déjà existant donc, que les États bénéficiaires ont commencé à utiliser en 2014.
Le montant de 5,6 milliards d’euros qu’évoque l’opposition libérale correspond en réalité à ce que la Hongrie n’a pas encore utilisé des lignes budgétaires octroyées en 2014. Conformément au texte voté vendredi, elle ne sera plus dans l’obligation de le rembourser en cas de non-utilisation — cadeau illusoire puisqu’on peut supposer que cet argent aurait encore été utilisé avant la fin de l’année en cours — et pourra le redéployer pour gérer la crise actuelle. Peut-on dès lors sérieusement parler d’aide de la part de l’Union européenne ?
Les juristes et économistes de la Commission européenne nous avait habitués à plus de perspicacité dans la pratique de leur fonction première : la dissimulation des réelles intentions de leurs supérieurs. En l’espèce, même les plus aguerris d’entre eux n’ont manifestement pas réussi à cacher ce que cette prétendue « aide » est véritablement : les quelques restes d’un argent dont les États bénéficiaires disposent déjà depuis 2014, des sommes qu’ils auraient parfaitement pu utiliser avant la fin de l’année 2020 et qu’ils peuvent désormais dépenser plus souplement au vu de la situation actuelle. C’est tout. Quant à la remise au goût du jour du mécanisme de protection civile RescUE, l’échec risque d’être encore plus cinglant puisque l’utilisation d’un tel fonds nécessite une solidarité directe entre les États, alors que l’heure est au chacun pour soi, et qu’aucun gouvernement n’ose se revendiquer de l’Union européenne.
La seule potentielle marge financière au niveau européen ne se trouve d’ailleurs pas à Bruxelles ou à Strasbourg mais à la Banque centrale européenne, à Francfort, et ne concerne qu’indirectement les pays ne faisant pas partie de la zone euro. À ce stade, rien de définitif n’a encore été arrêté en terme de politique monétaire — même si ces dernières heures l’option du rachat illimité de bons de trésor nationaux semble prendre forme, l’Allemagne ne risque pas de lâcher le morceau —, mais il est fort à parier qu’aucun remise en question significative ne s’opérera : on renflouera une fois de plus un système — les banques privées — qui, de la sorte, ne pourra que s’effondrer à nouveau. En tout cas, ces jours-ci, les divergences de conceptions en matière de financement des dettes publiques sont criantes et donnent sérieusement raison aux analystes qui, depuis plusieurs années, annoncent le remodelage, voire l’éclatement, de la zone euro. Pour le reste, l’Union européenne continuera ses pitoyables gesticulations. Elle ne peut rien et ne fera rien de conséquent, essentiellement pour deux raisons :
- La seule et unique fonction du « projet européen » consiste à méthodiquement préparer l’avènement d’une ère apolitique. La construction européenne se résume à une lente et progressive ponction sur les prérogatives étatiques ; elle est un mouvement perpétuel agissant contre les souverainetés nationales et le pouvoir de décision des États-nations. Or, dans une crise comme nous connaissons actuellement, que constate-t-on ? Que l’édifice juridique de détricotage du pouvoir de décision des gouvernements nationaux est susceptible de s’effondrer en quelques instants. Ces derniers jours, les États-membres ont montré que tourner le dos à ce qui les liait par les traités européens n’était qu’affaire de volonté politique. Subitement, il devient possible de contrôler ses frontières, de décréter telle ou telle mesure dans l’urgence en se moquant bien de ce que prévoit le droit de l’UE dans la matière concernée, de faire appel à l’armée pour veiller sur les entreprises de secteurs stratégiques, de jeter les totems budgétaires de Maastricht aux orties, etc. Il n’aura pas fallu plus d’une semaine pour révéler au grand jour que cette construction européenne de plusieurs décennies n’était qu’un happening juridique pouvant voler en éclat à tout moment pour laisser place à ce qui existe réellement : la décision politique verticale, c’est-à-dire tout ce que le « projet européen » ne connait pas et s’est même acharné à saboter depuis maintenant plus d’un demi-siècle. En ces temps exceptionnels, les États-membres ont besoin d’être de vrais États, d’interagir avec d’autres vrais États, de passer des contrats commerciaux dans l’urgence, de déployer ses soignants comme les soldats d’une armée, ses armées comme des contrôleurs de gestion, de prendre en quelques heures des décisions susceptibles de changer radicalement le mode de vie de leurs populations. Vouloir inclure l’Union européenne dans cette configuration procéderait d’une crasse ignorance de sa véritable nature : un ventre mou régurgitant maladivement son sempiternel couplet sur l’État de droit à la face des pays osant ne serait-ce que timidement parler de ce dont Bruxelles est véritablement le nom.
- Le « projet européen » n’est ni plus ni moins qu’un « projet américain ». Que ceux s’amusant encore à taxer cette affirmation de conspirationniste aillent mettre leur nez dans les tonnes d’archives et documents déclassifiés pour se rendre compte que l’ « Europe puissance » est un mythe ; l’Europe actuelle est un prolongement de la puissance américaine, rien de plus. Le vrai budget autonome et propre de l’Union européenne se trouve à Washington. Une aide financière concrète et conséquente émanant de l’Union européenne ne pourrait qu’avoir les États-Unis pour origine. Or, que constate-t-on ? Depuis quelques années, les États-Unis volent régulièrement dans les plumes des privilèges commerciaux et industriels allemands. Ne voyant pas dans le continent européen un élément déterminant dans sa guerre hybride contre la Chine, ils tournent le dos à leur « bébé européen », le Pacifique étant devenu éminemment plus stratégique que l’Atlantique. Depuis quelques semaines, le désintérêt des États-Unis pour le continent européen est presque affiché. Pour l’instant sans représailles, Washington laisse des Cubains, des Russes et des Chinois « voler au secours » des États européens. Même la Pologne, qui est réputée pour ne pas dévier d’un seul iota de l’agenda établi outre-Atlantique, a dû se rendre à l’évidence : son parrain américain ne lui est pas d’une grande utilité ces temps-ci, ce qui l’a conduit à faire violence à ses habitudes pour aller quémander du matériel médical à Pékin.
Washington serait-il en train de lâcher son « bébé européen » pour ensuite mieux revenir à la charge ? Une Europe à l’économie exsangue et aux peuples à genoux serait-elle la carte que jouent actuellement les États-Unis ? Ou, au contraire, le lâchage est-il définitif ? Cet éventuel lâchage sera-t-il précédé d’un lynchage ? Les réponses à ces questions se préciseront sans doute dans les prochains mois.
Sans son parrain américain, sans prérogatives, qu’elle ne s’est non pas appropriées mais qu’elle a noyées dans une architecture juridique toute aussi absurde qu’inopérante, que peut l’Union européenne ? Peut-être ne mérite-t-elle d’ailleurs même pas tout ce qui vient d’être dit. Mais si défourailler sur une ambulance aux quatre pneus crevés n’est certes pas très beau jeu, une chose ne peut être passée sous silence : sa fameuse « aide » est une arnaque caractérisée, qui, par les temps qui courent, ne peut plus, comme par le passé, être reçue comme une simple farce hilarante. De qui l’Union européenne se moque-t-elle ? De nous, oui, ce n’est pas une nouveauté. Ces derniers jours, elle se caricature surtout elle-même. Est-ce là son dernier tour de piste ? De plus en plus nombreux sont ceux qui le souhaitent.
Ces derniers ont-ils tort de la souhaiter ? Pas si sûr lorsqu’on sait que c’est précisément l’idéologie véhiculée par ce « projet européen » qui a conduit les États à rogner voire détruire tout ce dont nous avons aujourd’hui cruellement besoin : le service public hospitalier, l’armée, une vraie monnaie, la politique industrielle, les frontières, la politique économique et commerciale (un exemple : le « zéro stock, zéro délai » prôné par les néo-libéraux s’avère aujourd’hui être une aberration), etc. En bref, tout ce qui freine la progression mortifère du libre marché.