*« Bâtonnier » est un roman écrit en 2005 qui raconte les tribulations de Jacques Milaire, un avocat de 50 ans représentant les médias et les compagnies de pétrole, qui souhaite devenir Bâtonnier et…juge. Toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite. Le présent épisode vient à la suite de l'épisode intitulé Le vice-président.
En ce début de mandat, une invitation tout à fait spéciale me surprit et m’intrigua : l’archevêque de Montréal souhaitait me recevoir à l’archevêché; il voulait me parler du sermon qu’il allait prononcer à l’occasion de la Messe rouge. Habituellement, ce genre de chose se réglait au téléphone entre adjoints. Cette fois-ci, le Cardinal souhaitait s’entretenir en personne avec le Bâtonnier; il s’agissait probablement d’un sujet important pour que Monseigneur sollicite une rencontre au sommet des représentants du pouvoir juridique et spirituel. J’acceptai donc de bon gré. Arrivé sur les lieux de la rencontre, j’attendis quelques instants avant d'être introduit dans les officines du prélat. Monseigneur Lachaise m’invita à m’asseoir dans un fauteuil qui lui faisait face avec un léger angle. En m’assoyant, je me sentis renfoncer plus que la normale; ce n’était pas inconfortable, mais donnait l’étrange impression d’être happé par le fauteuil, comme si on s’y enlisait, pouvant difficilement le fuir. Cela me fit penser, qu’au même titre que l’archevêque, j’avais une charge et des responsabilités afférentes que je ne pouvais abdiquer; je représentais le Barreau et devais m’en montrer digne. Je résolus en moi-même que c’était sûrement le poids de mes responsabilités qui me donnait cette impression; je devais m’en accommoder. Je redressai donc les épaules et le menton un peu plus que la normale, afin de contrecarrer l’effet de renversement des hanches qu’occasionnait le fauteuil et m’échinai, par la suite, à combattre la posture de la soumission qui consiste à courber légèrement le dos en inclinant les épaules et le menton vers l’avant. Ce geste de dignité m’obligea à croiser le regard de Benoît XVI; une photo le représentant était accrochée au mur derrière l’Archevêque, à la droite de celui-ci. La position de ma chaise m’obligeait à faire face au Pape; j’avais maintenant deux interlocuteurs. On avait dit beaucoup de choses au sujet du regard de Benoît XVI : moi j’y lisais de la détermination. Ce pape était déterminé à me transmettre un message; j’étais prêt à écouter son représentant, mais pas à m’y soumettre, surtout s’il interférait avec la mission du Barreau qui était avant tout guidée par la protection du public.
- Je vous remercie d’avoir accepté mon invitation, M. le Bâtonnier.
- Tout le plaisir est pour moi, Monseigneur.
- Ce n’est pas le plaisir qui m’a guidé dans cette rencontre, mais le devoir.
- L’un peut aller avec l’autre.
- Vous m’étonnez !
- Très tôt dans la vie, mes professeurs m’ont enseigné que le plaisir était le moteur du devoir. Il ne le rendait que plus efficace.
- J’ai toujours pensé que c’était la souffrance.
- Vous avez sûrement fait vos études dans un collège privé confessionnel.
- Non, le bon cours classique public. Nos enseignants étaient presque tous de bons pères. Les quelques laïcs qui nous enseignaient partageaient cette vision du devoir.
- Même si nous ne sommes pas de la même génération, nous avons quelques choses en commun; j’ai fait les trois premières années de mon cours classique public, par la suite, la réforme nous a amenés dans une polyvalente. Là s’arrêtent les points communs : nos classes étaient mixtes; nos professeurs étaient presque tous des laïcs, des hommes et des femmes; nous n’avions pas l’obligation d’aller à la messe le matin, j’allais plutôt m’entraîner à la piscine, là aussi il y avait des filles. Ces entraînements étaient difficiles, mais la présence des filles nous donnait une motivation supplémentaire pour nous lever tous les matins à 5h. Notre génération a remplacé la souffrance par le plaisir et nos maîtres y ont contribué; je suis de la première vague de la génération des bébés boomers à avoir fait toutes ses études pendant la Révolution tranquille, et ce, dès la première année du primaire. La première génération à parler du plaisir de l’effort plutôt que de la souffrance qui doit l’accompagner!
- Comme vous, je suis un bébé boomer, mais de la première génération, étant né en 1945. J’ai été peu contaminé par cette notion de plaisir qui est maintenant l’apanage de la société moderne. Plus rien n’est possible sans ce satané plaisir; cela rend nos ministères extrêmement difficiles : peu de jeunes sont prêts à vivre dans la souffrance comme notre Seigneur nous l’a montré. Il est donc de plus en plus difficile de recruter de jeunes prêtres.
- C’est peut-être de votre génération de la souffrance que viennent tous vos problèmes. J’ai remarqué que les dirigeants issus de votre génération des collèges classiques éprouvaient les mêmes difficultés avec le plaisir : le devoir et la souffrance les rendent rigides et peu créatifs; ils font tout par devoir et ont les yeux rivés vers l’arrière plutôt que de vivre dans le présent; c’est peut-être pour ça qu’ils nous proposent toujours des solutions d’hier pour des problèmes d’aujourd’hui : on leur a fait croire que le Christ était mort par sacrifice pour nous sauver de nos péchés. Le Christ n’a pas souffert volontairement, ce sont d’autres hommes qui l’ont mis à mort, des soldats et des prêtres, les mêmes qui font souffrir le Moyen-Orient aujourd’hui : les armées de Bush et de Blair, des intégristes musulmans et les rebelles armés de Ben Laden qui sont le faire-valoir de cette guerre. Ça n’a pas beaucoup changé depuis Jésus. Qu’est-ce qu’il nous disait d’ailleurs, Jésus ? De faire comme lui, de faire le bien, de répandre le bonheur, de faire la noce : la dernière chose qu’il nous a demandée est de faire des festins en mémoire de lui, les jeunes appellent ça des partys; nous, on appelle ça des soupers d’amis ou des fêtes de famille. Le plaisir existait bien avant l’Église Catholique.
- N’oubliez pas que c’est notre foi qui nous guide.
- Notre foi en un monde meilleur !
- Seriez-vous un utopiste ?
- Certainement pas un papiste !
- Rejetez-vous l’autorité de la Sainte Mère l’Église sur ses fidèles ?
- Je ne la rejette pas, je ne la reconnais pas !
- Croyez-vous en la vie éternelle ?
- Je crois que nous sommes de la poussière d’étoiles dont certaines particules sont aussi vieilles que le Big Bang; nous sommes façonnés de cette matière et la vie qui nous habite vient de l’énergie du cosmos; nous venons de cette matière et de cette énergie fusionnée dans le sein de notre mère. S’il y a une trinité, c’est celle de la mère, de l’enfant et de l’énergie du cosmos : une trinité naturelle et non sexiste !
- Vous prêchez l’anathème ?
- Comme Copernic et Galilée ? Non, je suis tout simplement leurs enseignements sur le rejet des idées reçues.
- Vous êtes un Bâtonnier étonnant, passionné et déterminé; vous avez la foi, même si ce n’est pas celle de L’Église.
- Je crois que l’Un, c’est l’Univers, pas des conceptions philosophiques et des dogmes religieux de l’Homme.
- Même si je reconnais la valeur philosophique de votre discours, je ne peux malheureusement vous suivre sur ce dangereux chemin; c’est pour cette raison que je vous ai convoqué aujourd’hui. Je désire vous informer du contenu du sermon que je ferai lors de la Messe rouge à l’occasion de l’ouverture des tribunaux. Le Barreau a pris la position d’appuyer le mariage entre conjoints de même sexe, une position que non seulement l’Église ne partage pas, mais qu’elle conteste. Mon ministère m’oblige de vous rappeler à l’ordre. Dieu a créé l’homme et la femme pour qu’ils vivent ensemble : l’institution qui reconnaît cette volonté du Seigneur est le mariage.
- Si Dieu a créé l’homme et la femme pour qu’ils vivent ensemble, pourquoi les prêtres n’honorent-ils pas la femme en demeurant célibataires ? Pourquoi ne font-ils pas de la femme leur alter ego dans leurs ministères de la foi ? Qu’est-ce qui vous empêche de permettre le mariage entre prêtres de sexes différents?
- Pourquoi cette ironie ? Vous connaissez la réponse. Parce que certains font le sacrifice de consacrer leurs vies à Dieu. Dieu étant plus grand que nous tous, nous n’avons d’autres choix que de nous soumettre à sa volonté.
- Le mariage n’est pas une institution divine, c’est une invention de l’Église; c’est peut-être un rite religieux, mais c’est aussi devenu une institution civile protégée par nos chartes au même titre que la pratique religieuse et l’homosexualité, nous ne pouvons donc y échapper. Pendant des années, bon nombre d’homosexuels ont fait le sacrifice de consacrer leur vie à Dieu en devenant prêtres ou soeurs. Pourquoi ne leur permettrions-nous pas de partager, au sein de leur communauté, le plaisir de vivre pleinement leur orientation sexuelle dans le mariage ?
- N’évacuez pas trop vite le sacrifice. Ne reconnaissez-vous pas la valeur de l’œuvre de Mère Thérèsa et des nombreux saints?
- Pour répandre le Sida et la pauvreté dans toute l’Inde, en contribuant à mettre au monde des enfants qui ne sont pas souhaités ?
- Et le sacrifice de votre mère qui vous a élevé ?
- Je crois que mes filles ne seraient pas heureuses d’apprendre que les élever a été un sacrifice. Ce ne serait sûrement pas un encouragement à ce qu’elles en aient elles-mêmes, cependant, je vous l’accorde, faire des enfants est un geste de plaisir qui nécessite par la suite plusieurs sacrifices.
- Je crois que vous devez avoir la même circonspection avec le mariage gay : la loi leur reconnaît le droit d’avoir des relations sexuelles, mais doit réserver le mariage aux hétérosexuels qui peuvent procréer, c’est une loi de la nature que nous ne pouvons changer.
- Le mariage civil ne comporte pas d’obligation de procréer. La Cour Suprême et le Parlement sont d’accord sur le fait que le mariage est une institution universelle, point à la ligne. Je respecte votre position de suivre le chef de votre Église, moi j’ai la responsabilité de défendre les principes de droit contenus dans la loi et la jurisprudence.
- Dans ce cas, je n’aurai d’autres choix que de faire un sermon en conséquence.
- Je ferai donc, moi aussi, un discours d’ouverture des tribunaux en conséquence !
Cet échange avec le Cardinal Lachaise me fit réfléchir : il me demandait de respecter le sens que l’Église avait donné à l’institution du mariage à travers les âges; l’union sacrée d’un homme et d’une femme s’unissant pour procréer. Je défendais l’idée que nous devions élargir cette institution pour y accueillir tout le monde au nom des principes d’égalité : l’église avait perdu la partie et devait se soumettre au pouvoir temporel des tribunaux et du Parlement. Pendant ce temps, le Barreau projetait des modifications à ses structures et avait commencé de procéder à la pièce, sans informer ses membres du plan de l’ensemble de l’œuvre. Nos membres voulaient-ils de ce projet dont on ne leur disait presque rien ? Voulaient-ils être mondialisés ? Et le public souhaitait-il une justice continentale ? Était-il prêt à délaisser le Code civil, une des institutions qui marquait notre spécificité, au nom de cette nouvelle religion qui était le marché et dont le dieu était l’argent ? Ces questions demandaient un débat public que le Barreau ne pouvait tenir avec lui-même; il avait le devoir de protéger le public, mais lors de débats importants, il glissait les questions du public sous le tapis. Si le Barreau avait raison de défendre les mariages gay, dans sa propre cour, il avait le devoir de représenter le public, ce que sa structure ne permettait manifestement pas. Mon opposant dans la course à la vice-présidence avait raison. Un Barreau fort, parce qu’il muselait ses forces vives, n’était pas acceptable et contraire à l’esprit de sa mission : il fallait redonner la parole au public. L’idée de scinder le Barreau en trois organismes distincts méritait d’être discutée avant qu’on parle de marché et de continentalisation. Pour qu’il y ait un débat sur ces questions de mondialisation, il fallait une structure qui se prête à ce genre de débats :le Barreau ne l’avait pas. Nous allions donc commencer par le début : parler de la structure du Barreau, pas de l’organisation de sa régie interne et de révision des processus administratifs. Avant de repenser cette organisation pour être plus moderne, il fallait se poser les vraies questions sur notre mission et sur le genre de structure qui pouvait le mieux y répondre. Quelle modernité voulions-nous ?
À suivre...
Copyright © Louis Lapointe, 2005. Tous droits réservés.
***
Autres épisodes de « Bâtonnier » :
Une rencontre avec le Cardinal
Quand le Québec s’éveillera, le monde s’étonnera ! Révolutions et Révolution tranquille
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
6 mars 2011M. Lapointe, je trouve votre approche fort intéressante et c'est avec grand intérêt que je suivrai la suite...Il y a de ces héritages de l'histoire qui en sont venus à s'imposer comme des dogmes alors que leurs fondements doctrinaux n'ont de valeur que la durée des cultures et civilisations qui leur ont donné naissance. Ces soi-disant dogmes persistent alors que leurs fondements font maintenant partie d'un passé sans devenir.
La mise en scène de ce dialogue avec le Cardinal est une bonne manière de retrouver, pour les croyants et croyantes, les véritables fondements et impératifs de leur foi, et pour les non-croyants et non-croyantes, de saisir les véritables impératifs d’une humanité responsable et solidaire. Une histoire à suivre…