Quel sens donner aujourd'hui aux concepts de liberté de religion, de neutralité religieuse de l'État ou de laïcité? Ces principes semblent souvent déboucher sur des arbitrages confus, voire contradictoires. Tout en favorisant des formes marginales de pratiques religieuses, ils tendent à compromettre le rôle des religions comme facteur d'intégration et de cohésion sociales. Ainsi, en même temps que l'on y parle davantage de religion, nos sociétés deviennent de plus en plus matérialistes.
Tous les États occidentaux affirment avec force le principe de la liberté de religion. Au Canada, celle-ci est garantie par la Charte canadienne des droits et libertés et par la Charte québécoise, en Europe par la Convention européenne des droits de l'homme. Nos États s'enorgueillissent d'accorder à cette liberté une considération particulière dans un contexte de pluralisme religieux et culturel croissant et par opposition aux États où cette liberté est bafouée.
Pourtant, l'interprétation donnée de la liberté de religion conduit de manière paradoxale dans nos sociétés, notamment au Canada et en France, à sa banalisation et à sa marginalisation. Cette évolution, qui n'est pas toujours clairement perçue, est due à plusieurs facteurs.
Écarté de la sphère publique
En premier lieu, le souci, au demeurant légitime, de ne pas discriminer entre les croyances religieuses incite à niveler le traitement de celles-ci, quels que soient leur contenu et leur impact sur la société. De plus, on considère que l'égalité de traitement doit également être assurée entre toutes les convictions ou «conceptions du monde», que celles-ci soient religieuses ou non.
Cette préoccupation conduit les pouvoirs publics, par souci de ne favoriser aucune conviction particulière, à les écarter toutes de la sphère publique. L'idée de neutralité par rapport aux religions aboutit ainsi à les écarter progressivement du système d'enseignement (cours de religion), des cérémonies publiques (prières publiques), de l'organisation de la vie collective (repos dominical), etc. En France, on parle même d'interdire le port de signes religieux par les usagers, non seulement à l'école, comme cela a déjà été décidé par une loi en 2004, mais dans tous les services publics (hôpitaux, mairies, etc.), voire d'exclure ces signes de tous les lieux publics.
Sur un autre plan, la liberté de religion tend à être interprétée comme correspondant principalement, voire exclusivement, à une liberté individuelle. Alors que le sens premier de la religion est de renforcer le lien social dans le groupe concerné, nos États modernes, dominés par une conception individualiste du bien, minimisent la dimension collective du fait religieux, laquelle implique qu'un rôle social lui soit reconnu. Comprise comme un aspect de la liberté de conscience, la religion se fait nier son rôle dans l'organisation de la société.
C'est ainsi que, écarté de la sphère publique, ramené au statut d'opinion parmi d'autres, le fait religieux, tout en étant protégé solennellement par nos chartes, se trouve nivelé et réduit au rang de curiosité pittoresque (kirpan, érouv, voile islamique, etc.).
S'appuyer sur le religieux
Notre système juridique de gestion du religieux semble en fait encore enfermé dans les combats du passé par lesquels les sociétés modernes en voie de sécularisation ont cherché à se libérer de l'emprise des Églises historiques et, plus précisément pour la France et le Québec, de la tutelle de l'Église catholique.
Aujourd'hui, nos préoccupations devraient être bien différentes et s'orienter dans deux directions : s'appuyer sur le religieux pour réintroduire des valeurs dans la société; reconnaître le rôle différencié des traditions religieuses majoritaire et minoritaires.
Il faut en effet réagir contre l'individualisme et le matérialisme qui caractérisent nos sociétés : à cet égard, les religions traditionnelles, essentiellement le christianisme, ne constituent plus une menace pour la neutralité des institutions mais au contraire un appui pour y insuffler un surplus de valeurs.
En raison même de sa neutralité, l'État n'est pas capable de créer lui-même de telles valeurs et de s'appuyer sur celles qui sont produites par la société. Dans nos sociétés occidentales, la culture et les valeurs sont inextricablement liées aux traditions chrétiennes. Par conséquent, vouloir réduire ou marginaliser ces dernières dans un souci de neutralité conduit nos institutions à s'affaiblir elles-mêmes et à miner leurs propres fondements.
C'est ce que constatent des observateurs attentifs en France : en dénigrant la culture religieuse, le système éducatif a rendu incompréhensible aux nouvelles générations une grande part des oeuvres et des institutions culturelles françaises.
De manière plus générale, aujourd'hui, la République et les Églises ne sont plus en situation d'antagonisme mais alliées dans la résistance contre une globalisation niveleuse des traditions spirituelles comme culturelles. Aussi, à juste titre, les institutions publiques tentent-elles de réviser la manière dont elles conçoivent leur neutralité; ainsi, le Conseil d'État italien vient de juger que la croix constitue une composante de l'autocompréhension de la culture nationale et que cette dimension l'emporte sur sa signification religieuse.
Un autre impératif est d'intégrer culturellement les groupes sociaux issus de l'immigration : cela signifie respecter leurs cultures et leurs convictions, mais aussi leur faire prendre place dans la société globale et les faire adhérer aux valeurs et principes essentiels de la société d'accueil.
En disant cela, on rend manifeste le fait que si toutes les croyances sont également respectables, elles ne sont pas égales dans leur rôle et leur fonction sociale. Si les minorités ont le droit de conserver leurs traditions culturelles et religieuses (compatibles avec l'ordre public), la majorité a elle aussi des droits, notamment celui de conserver ses traditions, même si celles-ci ont une connotation religieuse.
Il n'y a rien d'illégitime dans le fait que la majorité structure la société par ses fêtes, ses rites et ses traditions, y compris avec leur dimension religieuse. La majorité sera d'autant plus disposée à accepter les pratiques culturelles et religieuses minoritaires que les minorités auront reconnu la fonction directrice, pour la société dans son ensemble, de la culture majoritaire.
Tout le monde gagne à une société riche en valeurs. Personne ne gagne à appauvrir la société en lui retirant ses valeurs sous prétexte de neutralité, y compris religieuse.
Jean-Marie Woehrling
_ Ancien président du tribunal administratif de Strasbourg et coauteur du Traité de droit français des religions (Paris, Litec, 2003)
Une place pour les traditions religieuses dans nos sociétés
Par Jean-Marie Woehrling
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