Une organisation criminelle dans l'ombre de plusieurs grands chantiers

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Construction et crime organisé : un scénario déjà bien connu

La police a découvert plusieurs nouveaux chantiers où des sols contaminés excavés en ville avaient été pris en charge par une organisation criminelle qui les faisait disparaître illégalement à la campagne, souvent sur des terres agricoles. C'est le cas des terrains pollués de l'ancienne usine Dominion Structural Steel, du Centre communautaire d'Outremont et du nouveau centre d'entraînement de l'Impact, a appris La Presse.


Depuis 2015, la Sûreté du Québec et le ministère de l'Environnement mènent une vaste enquête sur une organisation criminelle qui tente de «prendre le contrôle de la gestion et du transport des sols contaminés au Québec».


L'organisation se présente comme une entreprise légitime. Elle a agi comme sous-traitant, voire comme sous-traitant de sous-traitants, sur plusieurs chantiers. Elle est parfois invisible pour le responsable du projet, et même si elle ne l'est pas, ceux qui l'engagent n'ont pas nécessairement de raison de soupçonner une quelconque malversation. C'est à l'abri des regards que tout se joue.


«Les sols récupérés ne sont pas décontaminés, mais rapidement disposés dans des zones vierges, des terres agricoles ou des sites illégaux, causant ainsi des méfaits importants à l'environnement», peut-on lire dans un résumé de l'enquête, baptisée projet Naphtalène.


 


Le document a été déposé à la cour pour justifier des perquisitions et rendu public grâce aux démarches des avocats de La Presse. Une ordonnance de non-publication nous interdit toutefois de nommer les suspects à ce stade. L'un d'eux a longtemps été associé aux Hells Angels.


En novembre, La Presse avait fait état de l'un des cas mis au jour par les enquêteurs : des sols excavés pour construire des condos sur le site d'une ancienne station-service et d'un entrepôt de charbon, à Lachine, avaient été pris en charge par les suspects. Les sols étaient contaminés à l'arsenic, au plomb, aux hydrocarbures et au xylène.


Plutôt que de s'en débarrasser dans un site accrédité comme prévu, les suspects les avaient jetés sur une terre agricole au bord de la rivière de l'Achigan, à Sainte-Sophie, dans les Laurentides, au mépris de toute considération environnementale.


PAS UN CAS ISOLÉ


De nouveaux documents d'enquête obtenus par La Presse démontrent que l'affaire du chantier de Lachine est loin d'être un cas isolé. Les policiers ont mené des filatures dans plusieurs autres quartiers de Montréal et de Laval. Voici un échantillon de ce qu'ils ont vu :




  • Hochelaga-Maisonneuve, mars 2016 : Les policiers espionnaient un membre de l'organisation criminelle, qui distribuait des documents à des camionneurs, sur le chantier du nouveau centre d'entraînement de l'Impact de Montréal. Ils ont suivi les camions et constaté que leur chargement était lui aussi jeté illégalement en milieu agricole au bord de la rivière, à Sainte-Sophie.

  • Côte-Saint-Luc, avril 2016 : Des suspects travaillaient sur le site de l'ancienne aciérie Dominion Structural Steel, à Côte-Saint-Luc. L'imposante usine a fermé ses portes en 1963, à une époque où les normes d'ordre environnemental auxquelles étaient soumises les industries lourdes étaient très éloignées de celles d'aujourd'hui. Une partie du terrain n'avait jamais été décontaminée. Un promoteur s'est attelé à la tâche en 2016 dans le cadre d'un projet résidentiel. La Sûreté du Québec a suivi les camions et vu se répéter le même scénario : un déversement sauvage dans la nature des Laurentides.

  • Outremont, mai 2016 : Un des mêmes suspects connus pour envoyer les camions dans les sites illégaux a été observé donnant ses directives aux camionneurs sur le chantier d'excavation autour du Centre communautaire intergénérationnel, avenue McEachran. Le site était connu à la Ville pour être contaminé au plomb, aux hydrocarbures ainsi qu'aux «scories de bouilloires», des résidus de combustion de charbon.

  • Laval, mai 2016 : Les suspects ont agi comme sous-traitants sur le chantier de réhabilitation environnementale d'une ancienne station-service, boulevard Concorde Ouest. Les sols auraient aussi abouti dans un site illégal. Outre Sainte-Sophie, les enquêteurs croient qu'il pourrait y avoir eu des déversements illégaux dans la nature à L'Épiphanie, Saint-Placide et Saint-Roch-de-l'Achigan, entre autres.



La SQ ne voulait pas coincer de simples camionneurs isolés : elle voulait remonter la filière, découvrir les autres sites touchés et bâtir une preuve contre les têtes dirigeantes, ce qui prend plus de temps. Mais à l'automne 2016, la situation est devenue intenable : les policiers ont lancé une série de perquisitions pour perturber les activités de l'organisation et faire cesser au plus vite le saccage. Depuis, l'enquête se poursuit pour découvrir où sont allés les autres chargements et les autres camions pendant des années.


ANNONCE MINISTÉRIELLE AUJOURD'HUI


Normalement, lorsqu'une entreprise agit comme sous-traitante chargée de la décontamination sur un projet de construction, elle doit fournir aux responsables du projet des bordereaux de pesée où sont inscrits le poids des chargements transportés par les camions et le site accrédité où ceux-ci ont été déchargés.


Mais les enquêteurs du projet Naphtalène affirment avoir saisi de nombreux faux bordereaux produits par l'organisation criminelle qui a infiltré l'industrie. Avec une simple imprimante au laser, les suspects fabriquaient les relevés attestant faussement que telle ou telle entreprise avait reçu les sols et pesé les camions. Parfois, les entreprises en question ne savaient même pas que leur nom était utilisé.


«La filature nous démontre que les camions suivis ne vont pas se faire peser malgré l'existence de bons de pesée», écrit un policier dans les documents judiciaires.


Pour tenter de remédier au problème, la ministre de l'Environnement Isabelle Melançon et la mairesse de Montréal Valérie Plante doivent annoncer aujourd'hui un projet-pilote sur la traçabilité des sols. La Ville de Montréal demandera aux entreprises qui font affaire avec elle d'utiliser un logiciel spécial permettant de suivre les sols contaminés en direct à partir du lieu d'excavation jusqu'au site accrédité où ils seront reçus.


Si le projet-pilote s'avère concluant, d'autres organismes publics pourraient emboîter le pas à Montréal. Reste à voir si la mesure sera jugée suffisante par l'industrie.


APPEL À L'AIDE


Selon nos informations, des acteurs importants du secteur de la décontamination ont lancé un appel à l'aide à la ministre récemment, en déplorant l'infiltration de leur secteur d'activité par le crime organisé.


Ironiquement, l'annonce ministérielle doit avoir lieu au Centre communautaire intergénérationnel d'Outremont, l'un des endroits où la Sûreté du Québec soupçonne que l'organisation criminelle a orchestré en douce le transport de sols contaminés vers un site illégal à la campagne.


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