Les élections de mardi aux États-Unis ont toutes les apparences d'un véritable séisme politique. Pour la première fois depuis 1994, les démocrates obtiennent le contrôle des deux chambres du Congrès. Cela leur permettra de nommer les présidents des toutes-puissantes commissions parlementaires, de leur imposer un ordre du jour et, en théorie, de rendre impossible l'adoption par le Congrès des mesures législatives proposées par le président Bush. Un peu partout dans le monde, ces résultats ont été accueillis avec un soupir de soulagement, une satisfaction non dissimulée, comme si la défaite des républicains inaugurait une nouvelle ère politique à Washington et un retour aux idées libérales de Jimmy Carter et des démocrates des années 60. Mais rien n'est moins certain.
Nous n'assistons pas à un bouleversement politique. La situation s'apparente plutôt au lent et sourd glissement d'une plaque tectonique. Les démocrates savent que le mandat qu'ils ont obtenu ne tient pas du raz-de-marée, de ce type de volonté radicale de changement qui avait porté Ronald Reagan au pouvoir en 1980. Les démocrates ont certes remporté une majorité du vote populaire (environ 53 % des voix) mais la participation, malgré l'enjeu de la guerre en Irak, a été décevante: on peine à atteindre 40 % des électeurs inscrits. Les observateurs nous avaient prédit un référendum sur l'Irak mais les motivations des électeurs qui ont voté démocrate indiquent que ce n'est pas le cas. Ceux qui ont dit non à Bush ont tout autant évoqué la corruption et les récents scandales sexuels que leur opposition à la conduite de la guerre par le président. Il ne faut donc pas s'attendre à un virage à 180 degrés en Irak ni à un rappel de toutes les lois qui battent en brèche les libertés civiles au nom de la lutte contre le terrorisme. Les démocrates ne croient pas détenir ce mandat et ne veulent pas se présenter dans deux ans en se faisant accuser d'être des mous sur la question de la sécurité et de la lutte antiterroriste. Toutes les analyses de la défaite de John Kerry en 2004 ont conclu que c'est précisément cette perception de laxisme qui a provoqué la déconfiture du candidat démocrate.
Le Congrès va plutôt consacrer les deux prochaines années à miner la crédibilité du président sur la question de l'Irak. Il le fera en multipliant les enquêtes parlementaires sur les fausses armes de destruction massive, le traitement des prisonniers irakiens, l'attribution de contrats aux amis du vice-président Cheney, etc. Le nouveau Congrès est prisonnier d'une guerre mal engagée et ne possède pas les moyens d'en modifier le cours de façon significative. Les démocrates vont se croiser les doigts et espérer que la situation s'améliore d'elle-même.
Nombreux sont ceux qui croient que ces élections freineront radicalement la puissance de la droite religieuse et du conservatisme social. Voilà un autre espoir qui risque d'être déçu. Les partisans de l'avortement et du mariage homosexuel ont remporté quelques petites victoires symboliques, mais sur ces questions, le nouveau Congrès dominé par les démocrates ne sera pas plus progressiste que le précédent. Les démocrates sont de moins en moins démocrates et de moins en moins progressistes. Dans la foulée des défaites d'Al Gore et de John Kerry, le parti a entamé un subtil mais constant virage vers le centre-droit et les nouveaux démocrates (les «nouveaux bleus», comme on les appelle) auraient été des républicains il y a 20 ans. James Webb, nouveau sénateur de la Virginie, l'État qui a donné la majorité aux démocrates, favorise la construction du mur à la frontière mexicaine et est plus radical que Bush en ce qui a trait aux questions d'immigration. Tout comme le président, il s'oppose au contrôle des armes à feu, à l'avortement et au mariage homosexuel. Le nouveau sénateur démocrate du Montana, un agriculteur bio populiste, est aussi une des personnalités les plus en vue de la National Rifle Association dans cet État où tout le monde est chasseur. Le nouveau sénateur de la Pennsylvanie, Bob Casey, est un farouche militant pro-vie. C'est le même profil de droite conservatrice qui caractérise les nouveaux représentants démocrates élus dans le Sud et le Midwest.
Ces nouveaux élus, cette nouvelle droite démocrate, ne se distinguent des républicains que sur un point: un certain sens de la justice sociale et du rôle de l'État comme régulateur de la vie collective. Le président Bush peut donc dire adieu à son projet fou de privatiser la sécurité sociale et le nouveau Congrès décrétera probablement une légère hausse du salaire minimum.
Ces élections confirment un mouvement de fond qui rend la démocratie américaine de moins en moins démocratique. Il s'agit d'une sorte de tassement volontaire des deux partis vers le centre-droit, vers le même électorat. C'est ce glissement qui a assuré la réélection du Terminator en Californie et c'est ce glissement que propose à son parti le sénateur modéré John McCain, qui sera probablement le candidat républicain à la présidence dans deux ans. De plus en plus, le choix des électeurs américains se résume à un choix de personnalités, à un choix entre des images construites à coups de millions. Au Montana, qui ne compte que 600 000 électeurs, dont 40 % ont voté, les deux candidats au poste de sénateur ont dépensé plus de 40 millions $US, soit presque 20 $ par vote exprimé. Si on ajoute à cela des médias de plus en plus unanimistes et réfractaires aux débats d'idées, on obtient un portrait désolant de la «plus grande démocratie du monde». Une démocratie de plus en plus anémique et de moins en moins démocratique.
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