Claude Jutra,

Un Québécois sans droit ?

Chronique de André Sirois

En ce qui concerne ce qu'il faut bien appeler malheureusement l'affaire Claude Jutra, serais-je le seul à m'étonner du silence des autorités publiques, du ministère de la Justice et de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse devant le lynchage du cinéaste?

La Charte des droits de la personne et de la jeunesse énonce à son article 4 que "Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation." Sauf Claude Jutra?

La Charte ajoute à l'article 5 que:"Toute personne a droit au respect de sa vie privée." Sauf Claude Jutra?

La Charte ajoute aussi, à l'article 33: "Tout accusé est présumé innocent jusqu'à ce que la preuve de sa culpabilité ait été établie suivant la loi." Et cette présomption d'innocence comporte le droit à un procès juste et équitable. Sauf pour Claude Jutra? qui n'a jamais été accusé de quoi que ce soit?

Par ailleurs, la Commission des droits de la personne n'a-t-elle pas spécifiquement pour mission "de veiller au respect des principes énoncés dans la (...) Charte", comme le stipule son article constitutif, l'article 57 de la Charte?

Par conséquent, comment se fait-il que, sauf erreur, on n'ait entendu ni la Commission ni aucun de ses membres rappeler ces principes de la Charte et rappeler aussi que la Charte existe d'abord et avant tout pour éviter des dérapages pareils, des chasses aux sorcières, des lynchages publics ou des exécutions par tribunaux populaires.

Comment se fait-il aussi que la ministre de la Justice n'ait pas jugé bon d'intervenir pour rappeler qu'il s'agissait d'une affaire d'ordre public, qui est de sa responsabilité, et qu'elle a le devoir fondamental de voir au respect des droits garantis à chaque citoyen du Québec, y compris Claude Jutra?

Faut-il rappeler que la Charte n'est pas là pour protéger des droits que tous sont prêts à protéger spontanément d'un commun accord, mais que son utilité, sa nécessité, se manifeste pour protéger l'exercice de droits impopulaires et qu'elle sert alors à protéger les droits des minorités, voire des individus, face à des mouvements de masse et des manifestations aussi dangereuses et injustes qu'impulsives.

L'origine douteuse de cette affaire et l'ampleur des réactions, souvent plus émotives que réfléchies, qu'elle a provoquées méritent un examen sérieux. Accepter ainsi ce type de justice par délire populaire est indigne d'un État de droit. Déjà le code d'Hammourabi, l'un des premiers textes juridiques, adopté il y a plus de 3700 ans, prévoyait la peine de mort pour l'auteur d'accusations qu'il ne pouvait prouver. Et depuis ce temps, cette condamnation des accusations sans fondement a été constamment reprise dans d'innombrables codes et textes juridiques visant à protéger des droits fondamentaux.

Or, sur quoi reposent ces condamnations de Jutra? Rappelons d'abord que Claude Jutra n'a jamais été accusé de quoi que ce soit de son vivant (ni après sa mort d'ailleurs il y a de cela 30 ans) et que, par conséquent, il n'a jamais eu le besoin ni la possibilité de se défendre contre quelque accusation que ce soit. L'affaire repose sur quelques ragots exploités par le biographe de Jutra, M. Lever: "Quand j'ai écrit le livre, on m'a suggéré de traiter ce passage en disant simplement qu'il aimait les jeunes garçons sans employer le mot pédophilie, explique M. Lever. Mais je me suis dit que si je ne le faisais pas quelqu'un d'autre le ferait à ma place." (Déclaration de M. Lever au Journal de Montréal, le 16 février 2016, p. 38) Peut-on vraiment condamner quelqu'un ainsi? Remplaçons le mot "pédophilie" par le mot "meurtre" pour voir l'absurdité grossière du procédé de M. Lever. Par la suite, comme souvent dès qu'une affaire de sexe est soulevée dans les médias, deux accusateurs, que certains médias identifient comme des "victimes", sont apparus; l'un exige l'anonymat (quelle serait la valeur d'un témoignage anonyme et non contesté devant un tribunal?), l'autre s'identifie. La façon normale de procéder est alors d'aller à la police et de porter plainte. C'est leur droit le plus strict. Il conviendrait alors de prendre leur témoignage et de l'examiner à la lumière des règles de droit puis de décider s'il y a matière à procès et, éventuellement, de faire un procès juste et équitable.

Au lieu de cela, on a immédiatement droit à une avalanche de condamnations à l'emporte-pièce, certaines provenant de gens de bonne foi plus inquiets que bien renseignés, d'autres de gens aux motivations beaucoup plus sombres. On a notamment l'impression que c'est une belle occasion d'accuser de pédophilie, par amalgame, les homosexuels, les bisexuels, les amateurs de sexe en général, les "flower people", les intellectuels et les "artisses". Bel exercice de défoulement populaire et de psychothérapie de groupe. Mais où se trouvent la justice et le respect des droits?

Il est devenu d'autant plus facile de condamner Jutra, célibataire, décédé et sans famille, c.a.d. sans défense, que, dans les faits, son propre gouvernement, par son inaction devant le lynchage, l'a déjà dépouillé de ses droits fondamentaux. Et que, contrairement à certains autres, il n'a pas une puissante famille financière ou politique pour défendre sa mémoire et intimider d'éventuels accusateurs. Grâce à cette garantie d'immunité, on peut dire n'importe quoi et on ne s'en prive pas. C'est ignoble.

Jutra se trouve jugé et condamné sans jamais avoir été accusé de quoi que ce soit et sans avoir pu se défendre. Et il est condamné ainsi très publiquement et très officiellement par les autorités responsables de protéger ses droits et de protéger nos droits. Faut-il souligner que le prochain lynché, la prochaine victime d'une chasse aux sorcières, ce pourrait être n'importe qui d'entre nous? Et que notre gouvernement et notre Commission des droits de la personne ne feront rien pour assurer la protection de nos droits: la preuve en est maintenant faite.

Il y a sûrement lieu de tirer des leçons de cette malheureuse affaire et, pour cela, il faut au plus tôt constituer un comité d'experts indépendants pour voir comment assurer à l'avenir la protection des droits des personnes concernées, y compris au premier chef la ou les victimes d'un tel lynchage.

André Sirois,
Avocat auprès d'organisations internationales,
spécialisé notamment en droits de l'homme


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10 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    28 février 2016

    Bonjour Me Sirois et un grand merci pour toutes vos interventions récentes accessible au public,c’est rafraîchissant et inespéré d’entendre un avocat faire le lien entre la vrai vie et le droit.
    L’affaire Michaud touche la plus simple liberté d’expression,la dignité, l'honneur et la réputation DE TOUS. Et il est toujours bien en vie,subissant toujours cette motion de blâme par convention d’employés.
    Ça ressemble beaucoup à de la "répression par l’absurdité" corporative.
    Les enfants sont très infuençable et imitent les plus grands mais les parents ont le devoir de les élever et de les protéger. L’âge de consentement a sa raison d’être même si le coeur a ses raisons. Il y a même des départements du consentement aujourd’hui.
    Les parents était-ils au courant ?
    Les victimes ne semble qu’accessoire au Québec et utiles à l’ouverture de dossiers,et sans plainte sur un bureau ,nul ne bouge:question de procédure.
    Il n’existe que de potentiels coupables et seul l’accusé a le droit de se défendre.
    Je crois sincèrement que l’auteur de la biographie a voulu aider les jeunes et anciens jeunes,ainsi que leurs parents, à briser le silence par ce court extrait même si son éditeur est réputé bon stratège et même si personne n’est accusé ni condamné,ni les victimes certifiées conforme.
    <<"Faut-il rappeler que la Charte n’est pas là pour protéger des droits que tous sont prêts à protéger spontanément d’un commun accord,">>
    Il semble que l’intérêt général est encore de protéger nos tout petits et que ce n’est pas encore "qu’une question de goût",d’un point de vue sociologique.
    Question profane : est-ce vrai que les personnes décèdent mais les gens meurent ?
    J’apprécie hautement toutes vos interventions,elles sont très utiles et pertinentes et si je suis dans les patates,dites-le moi, il me fera plaisir de commencer à éplucher !
    L.R. (1985), ch. C-46, art. 152 ;
    L.R. (1985), ch. 19 (3e suppl.), art. 1 ;
    2005, ch. 32, art. 3 ;
    2008, ch. 6, art. 54 ;
    2012, ch. 1, art. 12 ;
    2015, ch. 23, art. 2. et art. 3,

  • Thérèse-Isabelle Saulnier Répondre

    28 février 2016

    Comme toujours très prudente avant de me prononcer, et donc enquêteuse comme je le fus à l’époque de «L’affaire Michaud» (voir http://www.reocities.com/Athens/Atlantis/5719/michaud.html), et aussi sur la Commission Bouchard-Taylor (voir mes chroniques à ce sujet dans la liste des auteurs, ou cliquer sur ce lien: http://reocities.com/philovicto/accomm-tablemat.html ) je continue mes recherches journalières sur «L’affaire Jutra» et, ce matin, grâce à mon clic (enfin, j’aurais dû le faire avant!) sur le lien wikipédia (mis à jour tout récemment), j’ai pu trouver ceci, écrit de la main de Jutra lui-même, un inédit jusqu’en 2012 et qui semble être passé inaperçu depuis: http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/no-13-hiver-printemps-2012-le-cinema-quebecois-et-les-autres-arts-dirige-par-elspeth-tulloch/documents/manifeste-sur-a-tout-prendre-par-claude-jutra-inedit/
    Je n’en relève aucune phrase, mais je vous laisse juger de la pertinence très actuelle de certaines d’entre elles…
    PS: Aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas en Philo que j’aurais dû me diriger à la fin de mes études collégiales, mais en Droit! :( Bien qu’en tant que prof de philo pendant 30 ans, j’ai toujours été extrêmement sensible aux questions morales et de justice, ce que j’exigeais aussi de mes élèves, et celam je ne le regrette aucunement.

  • Thérèse-Isabelle Saulnier Répondre

    25 février 2016

    À propos de "L’affaire Jutra", je suis très heureuse de trouver enfin un texte venant d’un membre du Barreau, car je commençais, depuis quelques jours, à me demander QUAND un ou une avocate se lèverait enfin pour non seulement dénoncer ce véritable lynchage public sans absolument aucune forme de procès, d’autant plus que cette "affaire" ressemble étrangement à celle de 2000, dite "l’affaire Michaud". Ce matin même, je lisais le plaidoyer de Me F Côté, acheminé à la CDPJQ (voir la chronique de P Cloutier du 24 fév), et je ne pouvais faire autrement que de faire les rapprochements.
    «L'accusation est en soi une condamnation. Le dossier devient passionnel; il ne devient plus question de savoir ce qu'Yves Michaud a réellement dit ou fait – l'urgence réside dans le fait de s'en distancer pour ne pas être associé aux accusations dont il fait l'objet.» - Changez le nom d’Yves Michaud par celui de Claude Jutra et c’est du pareil au même.
    «On le qualifie ouvertement d'antisémite et d'abject dans les médias – non plus à la manière d'une accusation controversée, mais d'un fait. Sa réputation s'écroule, sa carrière politique meurt.» - Pour Jutra: On le qualifie ouvertement de pédophile et d'abject dans les médias – non plus à la manière d'une accusation controversée, mais d'un fait. Sa réputation s'écroule, sa carrière artistique meurt.
    «La motion du 14 décembre 2000 se retrouve à avoir nié les droits judiciaires fondamentaux d'Yves Michaud et les garanties procédurales qui s'y rattachent. Nous affirmons aussi que cette motion n'avait aucun fondement factuel et qu'elle a ainsi au surplus enfreint le droit fondamental d'Yves Michaud au respect de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.» - Pour Michaud, le «aucun fondement factuel» réfère au fait qu’après examen de ce qu’il a vraiment dit, on s’est aperçu qu’il n’avait jamais dit ce qu’on lui a fait dire. Pour Jutra, le seul fait que nous ayons est un (1) témoignage, celui de «Jean», qu’un minimum de décence et de justice exigerait d’être étudié de plus près, et non servir de condamnation "sans autre forme de procès". Pour le second témoignage, celui de Bernard Dansereau, fils de Fernand, il n’est pas très clair ou précis et mériterait, lui aussi, un minimum d’examen. – Mais non, comme pour Michaud, la condamnation est tombée SANS PROCÈS et le jugement a été rendu comme à l’époque du Far West: on te soupçonne, alors on te lynche immédiatement, sans autre forme de procès.
    Comme aurait dit ma grand-mère belge, «Sommes propres avec vous!»

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    24 février 2016

    On a abordé, sous les billets de Claude G. Thompson, et de Caroline Moreno (Les Indépendantes) la question de terminologie touchant ce cas.
    Ainsi, tant qu'à appeler le Ministre de la Justice dans l'affaire, pourquoi justement ne pas remettre en question cette appellation "Pédophilie"? Si on parle de crimes odieux contre les enfants, parlons de "pédoprédation" ou un équivalent...
    Bien sûr, on s'attire des jugements sommaires à vouloir, dans une tribune comme la nôtre, réviser une terminologie vieille comme le monde... mais pourquoi ne pas faire germer une idée de modernité, basée sur l'antiquité?
    Autres temps, autres moeurs (O tempora O mores: Ciceron, les Catilinaires, d'où nous tenons aussi le Quousque tendem abutere Catilina patiencia nostra?) Les Grecs anciens, qui nous ont donné notre langue, utilisaient sans vergogne les mots pédérastie et pédophilie pour signifier les régimes établis de formation de la jeunesse, qui n'avaient rien de coercitif ni de dépravé. Comment en sommes-nous venus à pervertir ainsi le sens de mots pour en faire les porteurs de crimes de psychopathes? Ce n'est pas de notre siècle que nos éducateurs dévoués, amoureux de la jeunesse, se réclameront du titre de pédophiles... et pour cause! Or, le travail est à faire! Linguistes, moralistes, légistes... où êtes-vous?

  • Archives de Vigile Répondre

    24 février 2016


    Très beau texte Monsieur Sirois, qui soulève la réflexion.
    S'agit-il d'un manque de courage que de ne pas pouvoir accepter ce qu'on ne peut comprendre?
    L'interprétation peut-elle se substituer à la connaissance exacte?
    La condamnation peut-elle soulager l'injustice et effacer le crime?
    Cette affaire qui nous confronte à nous-mêmes et à notre idéal de justice aura mis en évidence le silence des autorités constituées au moment où nous avions le plus besoin de balises et de tempérance.
    Elle nous aura aussi donné le spectacle exalté d'une opinion publique qui enflamme les humeurs et qui emporte les esprits. M'enfin!
    Surtout, elle nous révèle à nous-mêmes ce que nous sommes; que ça nous plaise ou non.
    Non, l'affaire Jutra n'est pas terminée et, si à quelque chose malheur est bon, elle nous aura fourni l'occasion de réviser nos principes moraux d'équité, de respect des droits de la personne, pour soi et pour autrui, de dignité... tout ce qui fait de nous une société civilisée.

  • Archives de Vigile Répondre

    24 février 2016

    Bien dit! Il y a au moins deux personnes qui ont gardé la tête froide et un esprit lucide. Félicitation et merci M. Sirois.

  • Archives de Vigile Répondre

    24 février 2016

    Voir l'excellent article de monsieur Thompson sur ce sujet: http://vigile.quebec/L-affaire-Claude-Jutra
    Merci monsieur Sirois pour votre article.

  • Archives de Vigile Répondre

    24 février 2016

    Je trouve votre intervention très pertinente, Elle mérite qu'on s'y attarde et qu' on révise tout ce processus de lynchage lequel a été avalisé par une ministre, Hélène David, qui n'a pu se faire valoir depuis qu'elle occupe ce noble poste, autrement que par des actions négatives dont une tentative maladroite de l'abolition des conservatoires de musiques en région.
    Je ne suis pas pour la pédophilie mais je suis pour la défense des droits de toute personne accusée.
    Bravo pour votre courage. Ici, je veux saluer le courage de Mme Chloé St-marie.

  • Archives de Vigile Répondre

    24 février 2016


    «En ce qui concerne ce qu’il faut bien appeler malheureusement l’affaire Claude Jutra, serais-je le seul à m’étonner...»
    Je partage votre étonnement. Si on peut faire de la pédophilie un crime, cela suppose une société de droit dans laquelle on respecte une procédure légale pour mettre en accusation, juger et condamner quelqu'un. Il me semble que la justice doit se rendre froidement sans trop d'états d'âme.
    Toute cette histoire n'est pas sans me rappeler la manière abjecte dont on a traité Yves Michaud. Les grands élans d'indignation mènent surtout au lynchage. Ça commence par des confidences de personnes bien intentionnées, sur le ton du «saviez-vous que... nous qui l'avons bien connu... on savait bien, mais surtout gardez-ça pour vous... bla, bla, bla...» Puis la personne qui reçoit la confidence s'empresse, après un grand dilemme moral, de le dire et même de l'écrire. De là d'autres écrivassiers répandent la nouvelle qui est, bien sûr, «d'intérêt public». La rumeur s'enfle et acquiert la solidité du vrai. Et voilà que la brebis galeuse est condamnée sans autre procès. Il y a une expression populaire pour nommer tous ces diffuseurs de ragots : des langues sales.
    Il est temps que les gens (du Québec ou d'ailleurs) se rendent compte que si la pédophilie est une maladie et un crime dont les dommages sont graves, le commérage, s'il n'est pas un crime, est une maladie sociale dont les effets sont pernicieux.