Cette semaine, l’Agence France-Presse rapportait la décision du président Emmanuel Macron de rendre un hommage national au gendarme Arnaud Beltrame, mort égorgé par un djihadiste à Trèbes, près de Carcassonne. Dans la dépêche, chaque fois que le mot « héros » était mentionné, il était soigneusement mis entre guillemets. Comme si l’on avait peur du terme. Comme s’il fallait s’en distancer. Comme si l’on craignait qu’il nous contamine. C’est dire la pudeur, l’inquiétude même, devant un mot et un homme qui semblent venir tout droit d’une autre époque. Pour ne pas dire d’un autre monde.
Et pourtant, il n’y a guère de doute. On a beau retourner l’histoire d’Arnaud Beltrame dans tous les sens, ce soldat est un héros. Il n’aura fallu que vingt minutes à l’escouade de la gendarmerie qu’il commandait pour arriver au supermarché de Trèbes où se déroulaient une prise d’otages et une fusillade qui avait déjà fait plusieurs victimes. Sans attendre, disent les témoins, Beltrame tenta de négocier avec le terroriste qui utilisait une femme comme bouclier humain. Sans plus, il leva les mains, déposa son arme au sol et proposa de prendre sa place. La femme fut libérée quelques minutes plus tard.
Mercredi, devant les Invalides, avant l’hommage rendu au militaire, la foule qui s’était massée spontanément le long du cortège n’avait que faire des guillemets. Elle n’avait aucun doute sur l’héroïsme de celui qui avait donné sa vie pour la patrie. Interrogé au hasard, un passant a décrit Arnaud Beltrame comme « un homme tombé au front […] qui nous fait renouer avec la France des chevaliers, des résistants, des combattants. Enfin un homme, et quel homme, s’est levé dans cette guerre ». Dans la même veine, Emmanuel Macron a évoqué les figures de Jeanne d’Arc et du résistant Jean Moulin.
Mais qu’est-ce qu’un héros depuis l’Antiquité sinon un intermédiaire entre les hommes et les dieux ? Ou pour le dire avec les mots d’aujourd’hui, entre l’humble condition de chacun et ce qui nous dépasse tous. Le héros est issu des rangs des mortels. Mais il a touché du doigt quelque chose de plus grand que lui. Samedi dernier, un observateur ira même jusqu’à évoquer une forme de « sainteté ».
Dans un monde où la célébrité a remplacé l’héroïsme, le profil d’Arnaud Beltrame semble anachronique. Pensez que celui dont le nom nous était inconnu il y a une semaine encore est sorti major de la grande école militaire de Saint-Cyr fondée par Napoléon. Formé au combat comme à la philosophie, il y a reçu une éducation classique à faire dresser les cheveux sur la tête de nos pédagogues. Un de ses camarades racontait qu’à la popote le soir, il dissertait sur la phrase d’Horace : « Il est doux de mourir pour la patrie. » Engagé dans les parachutistes, il avait été cité au combat pour avoir déjà sauvé une ressortissante française à Bagdad. À 33 ans, ce franc-maçon était aussi devenu un fervent catholique. Après s’être marié civilement, il y a quelques semaines, il se préparait à célébrer un mariage religieux.
Qu’un passant évoque les chevaliers n’a rien d’un hasard. Une tête aussi bien faite que la sienne aurait dû choisir une école de commerce et devenir trader à la City de Londres. Mais son code de l’honneur mettait le service avant l’enrichissement, le dévouement avant la célébrité. Rappelons au passage que le monde des chevaliers fut aussi celui de l’amour courtois. En ces temps où les hommes ont si mauvaise presse, peut-être vaut-il la peine de rappeler qu’à Trèbes, le 23 mars dernier, un homme qui se faisait une certaine idée du courage a sauvé la vie d’une femme.
À cause des cataclysmes du siècle dernier, où des peuples entiers ont été envoyés à l’abattoir, l’héroïsme est devenu suspect. Faut-il pour autant le caricaturer ? Ou se contenter de superhéros taillés sur mesure pour le box-office ? Imaginez quel « réac » fini était cet homme qui croyait dans la patrie et la nation. Le temps d’un hommage, le sacrifice d’Arnaud Beltrame nous aura rappelé que ces idées ne sont pas tout à fait mortes. Et qu’elles pourraient même ressurgir à tout moment et susciter le courage.
Mais notre détestation des héros a une autre origine. Dans une école égalitariste où le premier gribouillage d’un enfant est qualifié d’oeuvre d’art, on se tient loin des chefs-d’oeuvre qui risquent de forcer l’admiration. Dans un monde où rien n’est plus valorisé que l’expression du moi intérieur, les temps sont durs pour ces héros qui nous obligent au silence et à l’humilité.
Nous préférons le culte narcissique des victimes dans lequel chacun peut reconnaître ses propres souffrances sans se sentir redevable à quiconque. Ce culte est même devenu un vaste marché où la concurrence est rude.