Soixante-huit, c’était l’année d’après l’expo. Un été magnifique approchait qui nous ferait oublier l’école. Il n’y avait rien de planifié, sinon que je me tiendrais continuellement avec Daniel, Berlinguet – qu’on appelait Berlingot – et Gauthier. Je ne sais pas ce qui est arrivé de Berlingot. Quant à Gauthier, le type que l’on n’hésiterait pas à présenter à sa sœur, si tant est que l’on en ait une, il est décédé dans un bête accident de la route il y a cinq ans, quelque part en Virginie. Enfin, Daniel, lui, il est parti un jour pour enseigner au Nouveau-Brunswick en se promettant de revenir au Québec à la première occasion. L’occasion ne s’est jamais présentée et, comme si ce n’était pas assez, son unique fille a rencontré un Acadien et ils ont eu un enfant. Une petite-fille qui possède un pouvoir magique : celui de retenir son grand-père au pays de la Sagouine. Et il y a moi, le quatrième des trois mousquetaires, sur lequel il vaut mieux ne pas s’étendre.
À l’été de soixante-huit, nous n’avions la tête qu’à profiter des vacances, nous amuser, fumer… des cigarettes (qu’alliez-vous donc imaginer ?), se saucer au bain Morgan, faire des courses de vélo, lever des haltères (sauf moi), écouter de la zizique… et parler des filles, rêver aux filles, capoter rien qu’à y penser ! Hélas, il n’y en avait guère dans notre entourage et le fait de fréquenter une école non mixte ne facilitait rien. En effet, notre établissement, pourtant public, qui offrait le cours classique (avec latin, Astérix et histoire du monde gréco-romain), était réservé aux garçons.
Cette école nous faisait d’autant plus suer qu’elle était dirigée par un despote : Émile Robichaud. Du moins, c’est ainsi qu’on le percevait, car il était sévère, intransigeant (c’est lui derrière le slogan « Tolérance zéro ») et pas accommodant pour cinq cennes. Il n’aurait fait qu’une seule bouchée de la kippa, du kirpan et de la burqa. Sous sa gouverne, même les moudjahidin aurait troqué le couscous pour des binnes et de la poutine ! Pour un rien, il pouvait vous garder en retenue pendant une heure après l’école. Je me rappelle qu’un jour, il prit toute la classe en otage, car personne ne voulait dénoncer celui qui, d’une simple pichenotte, avait fait rouler une bille dans le corridor, bille qui avait eu le malheur de s’arrêter juste devant la porte de son bureau. Quand arrivaient les jours chauds de mai et de juin, ce même Robichaud refusait obstinément que l’on desserre notre cravate.
Mais on savait aussi le faire étriver. Comme cette fois où nous avions tenu une expo-science à l’intention des parents. Nous avions aménagé quelques stands thématiques. Celui que Berlingot, Gauthier, Daniel et moi avions concocté était consacré aux concombres et aux cornichons. Dans de petites boîtes en carton fourrées de ouate, nous avions disposé les légumes en rang d’oignons. Ainsi, il y avait une boîte avec un concombre anglais (ou lui avait découpé une tête carrée pour la circonstance), une avec un cornichon au fenouil, puis un à l’ail, puis un sucré et ainsi de suite. Notre dernier spécimen, qui était annoncé comme une variété rare et précieuse, avait été désigné sous le nom de « concombre Émile Robichaud », en hommage bien sûr à notre directeur. Malheureusement pour nous, Robichaud avala notre compliment de travers. Il fit disparaître notre étalage, mais, allez savoir pourquoi, il n’arriva jamais tout à fait à se débarrasser du surnom.
On s’intéressait aussi à la politique, depuis De Gaulle, qui nous avait visités l’année d’avant, et à cause de Pierre Dupras, notre prof d’histoire, qui était aussi caricaturiste à Québec-Presse et l’ennemi numéro un de Robichaud. Il nous donna une leçon sur la façon de dessiner le général qu’on a si bien apprise qu’encore aujourd’hui je peux refaire ce dessin avec un art consommé. Se mêlait à notre dévotion pour le président de la France, quelque intérêt pour Lénine, découvert au pavillon de l’URSS, pour Mao et le Che, aperçus au téléjournal sur des pancartes qu’arboraient ceux qu’on appelle aujourd’hui les soixante-huitards.
Ce qui fut toutefois notre coup de cœur cet été-là, c’est l’émission « Fleurs d’amour, fleurs d’amitié », qui était enregistrée dans un amphithéâtre en plein air de l’île Sainte-Hélène et à laquelle nous assistions religieusement. C’était coanimé par Tony Roman et Nanette Workman. Tony Roman, vous savez, c’est celui qui chantait « Elle ondulait des hanches comme une ingénue… diddy dididam dididou », un tube que vous pourrez réentendre sur les terrains de camping, si d’aventure vous vous y rendez pour le Noël des campeurs. Et Nanette Workman – est-il nécessaire de vous la présenter ? – cette Américaine dont il est impossible de ne pas tomber sous le charme, à moins d’appartenir à la gent qui tète sa broue dans le village en jouant au bingo avec Mado.
Daniel avait trouvé un stratagème génial pour l’approcher. Il avait traduit en français le succès de l’heure du chanteur Donovan, « The Hurdy Gurdy Man ». À la fin d’une émission, nous étions tous montés sur la scène telle une bande de cornichons pour la lui proposer. Nanette et Tony avaient eu la gentillesse de nous accorder quelques minutes de leur temps pour nous dire que si l’idée était géniale et la « toune » excellente, il y avait un hic : les redevances que ne manquerait pas d’exiger le chanteur écossais pour l’utilisation de sa chanson, alors au sommet du palmarès. Ni Nanette ni Tony ne semblaient avoir les moyens d’une telle acquisition.
Nous ne connaissions rien aux méandres du show-business et nous n’avions pas insisté, l’essentiel n’était-il pas d’avoir approché la belle et pu humer de son parfum ? Mais Daniel n’en démordait pas : il fallait trouver autre chose. C’est alors qu’il eut l’idée qu’on écrive les paroles d’une chanson originale, que Gauthier, qui grattait de la guitare, mettrait en musique. Avant de la présenter à la star yéyé, on la testa pendant des heures dans la chambre de Daniel. Sa mère et sa sœur étaient nos seules spectatrices, étant entendu que le chat ne comptait pas.
On en fit une cassette qu’on apporta sur le plateau de l’émission. C’est Tony Roman qui s’en empara, mais c’est Nanette qui promit de l’écouter et, qui sait, peut-être l’interpréterait-elle un de ces jours. Cette journée-là, nous sentions que notre vie pouvait d’un instant à l’autre basculer, que cette chanson ferait du chemin, deviendrait un succès, un Scopitone, un quarante-cinq tours…
L’émission de Nanette et de Tony finit par passer avec l’été et l’école reprit ses droits. On n’entendit jamais parler de la chanson. Tony Roman perdit un jour son combat contre le cancer, le concombre prit sa retraite et Nanette n’a pas vieilli d’une ride. Prévenez-moi quand elle sera en ville, j’ai une autre chanson à lui proposer. On ne sait jamais.
Jean-Pierre Durand
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