Todd : « En France, nous vivons l’arrivée à maturité du vide » [2/2]

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La France inconsciente de sa propre dérive

Jeudi 9 février, Emmanuel Todd nous reçoit dans son appartement parisien pour un entretien fleuve sur l’élection de Donald Trump, les États-Unis et la situation politique mondiale, que nous vous proposons en . Si notre ligne politique peut diverger de celle du chercheur Todd et de sa promotion d’un capitalisme régulé, il demeure pour nous une référence intellectuelle contemporaine majeure. Anthropologue, historien, démographe, sociologue et essayiste, Todd est ingénieur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Il est principalement connu pour ses travaux sur les systèmes familiaux et leur rôle politique. En quatre décennies, le chercheur s’est notamment illustré en prophétisant l’effondrement de l’URSS (« La chute finale », 1976) et les printemps arabes (« Le rendez-vous des civilisations », avec Youssef Courbage, 2007). Il a également mis en lumière les faiblesses de la construction européenne et de la mondialisation. 

Le Comptoir : Le Brexit – défendu au Royaume-Uni principalement par des forces de droite – et l’élection de Trump présagent-ils de futures grosses surprises lors de l’élection présidentielle française et de l’élection fédérale allemande, qui se dérouleront toutes deux en 2017 ? Vous avez déclaré récemment que « François Ruffin [était] la vraie alternative de gauche à Marine Le Pen. » Un “populisme de gauche” a-t-il encore une chance d’émerger et de rivaliser avec l’extrême droite ?


Emmanuel Todd : Je pense qu’en termes moraux, Ruffin est la seule alternative possible. Le problème n’est toutefois pas la morale, mais de voir ce qui est sociologiquement possible. Mais il y a plusieurs éléments dans votre question. D’abord, il faut séparer les Français des Allemands. Ces derniers sont les grands vainqueurs de l’unification européenne. Les Allemands sont les maîtres, invisibles, mais les maîtres quand même, des donneurs de leçons, avec un excédent commercial qui n’en finit pas d’augmenter. La France, c’est une société bloquée : impuissante, bavarde pour rien, souvent ridicule quand elle n’est pas tragique. Et inconsciente de sa propre dérive. Je regardais une émission de télévision avec des “spécialistes” qui discutaient un après-midi, politologues et journalistes. C’était très drôle. Ils parlaient de Trump, toujours lui. Les commentateurs étaient choqués : un type qui applique son programme ! Ce n’est plus la démocratie, ça ! En France, nous savons ce qu’est la démocratie. Le modèle français, c’est le traité de 2005 : le corps électoral vote et on s’assied sur le résultat. Nous sommes conscients, dans l’Hexagone, qu’une présidentielle sert uniquement à parler. Nous faisons le discours du Bourget, et une fois au pouvoir, nous faisons passer la loi Travail. Aujourd’hui, nous devrions deviner ce que feraient Fillon ou Macron au pouvoir puisque nous savons d’avance qu’ils n’appliqueront pas leurs programmes. Nous avons le droit de ne pas aimer Trump, mais pour le moment, admettons qu’il tente de faire ce qu’il avait annoncé. De même, outre-Manche, nous voyons un Parlement rempli de gens qui n’étaient pas favorables au Brexit mais qui viennent de se plier à la volonté populaire et de produire le vote attendu par Theresa May. Donc il y a une nouvelle pression cruelle qui s’exerce sur le système politique français, de l’extérieur : le modèle réellement démocratique des pays anglo-saxons. Cela crée un élément supplémentaire de déstabilisation de notre système.« Exclure de la communauté nationale les


Français d’origine musulmane, c’est la garantie d’un échec économique et social si l’on tente la sortie de l’euro. »


Il y aura une deuxième pression, à plus long terme, exercée par le monde anglo-saxon. Outre-Atlantique, il y a encore une guerre civile entre les deux camps, les nationaux et les globalistes. Je pense qu’ils vont finir par négocier car aucun camp ne peut l’emporter. Mais il est évident que le virage protectionniste, déjà amorcé sous Obama avec le Buy American Provision de 2009, va s’affirmer. Et ça va marcher. L’Amérique sera donc engagée sur la voie positive de reconstruction interne opposée au libre-échangisme frénétique de l’Allemagne. Ce sera pour notre classe dirigeante une pression terrible. Je ne sais pas si cela mettra dix, quinze ou vingt ans. J’ai peur de ne plus être là pour tirer le bénéfice de cette prophétie sans risque.


Mais en France, il y a autre chose que le libre-échange. Notre situation est absurde au carré parce que l’euro aggrave les effets du libre-échange : il empêche de dévaluer et produit ce taux de chômage de 10 % dont on ne sortira jamais. La perte de notre souveraineté monétaire fait que le président de la République n’a plus aucun pouvoir effectif. En théorie, un président de la République peut tout, en termes de nomination, de dissolution, etc. Mais en pratique, il ne peut plus rien faire et avec Hollande, nous avons vu le modèle réalisé à la perfection. C’était moins visible sous Sarkozy car celui-ci entretenait un état d’agitation et de fébrilité déconcertant. Mais Hollande a mis à nu la réalité : l’absence de président en France. C’est un problème structurel. Et c’est sûrement pour cela que nous voyons une décomposition du sens de la présidentielle. Les gens font tout ce qu’ils peuvent pour mettre en scène un spectacle démocratique ou pseudo-démocratique. Ils font des primaires. Mais qu’est-ce qu’ils font dans ces primaires ? Nous voyons s’exprimer des bouts de corps électoral complètement atypiques. Prenons Fillon : plus de 50 % de gens de plus de 60 ans, retraités et riches, votent pour l’homme qui veut faire du Thatcher avec trente ans de retard. Je passe sur les suites judiciaires du “Penelopegate” qui aggravent ce ridicule démocratique particulier. Des électeurs socialistes, encore moins nombreux, désignent Hamon : arrive le style « on rase gratis ». Mais c’est pareil, ce sont des minorités qui se font plaisir. Pardon, j’oubliais celui qui incarne l’ultime vérité du système, celui qui n’a pas de programme : Macron.


C’est comme si, au fond, les candidats comme les électeurs avaient compris que la présidentielle, c’était pour rire. Alors tout le monde se lâche. Tout le monde fait n’importe quoi. Et cela n’a aucune importance. Car nous allons en réalité élire notre représentant à Berlin. D’ailleurs, Fillon, Macron et Hamon ont chacun d’une façon ou d’une autre déjà fait allégeance à l’Allemagne. Mais j’admets volontiers être, comme tout le monde, dépassé par la situation. L’Amérique me semble compréhensible, tout comme l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, le Japon ou la Chine. La France non. Nous sommes peut-être au bord de la crise de régime.


D’ailleurs, même le FN semble ne plus croire en rien. Un copain avec qui je dînais début février 2017 me disait que la décomposition des partis de l’establishment semblait produire par rebond la décomposition et l’amollissement du discours du FN lui-même. Privé d’adversaire intellectuel, le parti d’extrême droite ne sait plus vraiment quoi dire. Face à la réalité de Trump et du Brexit, il est lui-même confronté à l’irréalisme de ses propositions. Comment passer au protectionnisme et sortir de l’euro sans la participation de tous les citoyens à cette épreuve, salvatrice mais difficile ? Exclure de la communauté nationale les Français d’origine musulmane, c’est la garantie d’un échec économique et social si l’on tente la sortie de l’euro. Ni la monnaie ni le protectionnisme ne peuvent se passer, pour fonctionner, d’une conscience nationale englobante complète. Les dirigeants du FN savent autant que les autres qu’ils ne sont pas sérieux.



« Trump a éloigné les thématiques religieuses du Parti républicain. »


Dans votre livre Qui est Charlie ? qui, au-delà de la polémique, traite de la question religieuse, vous insistez sur les conséquences de la sortie du religieux. Vous dites que les religions doivent être particulièrement prises au sérieux quand on en sort. Vous donnez l’exemple de l’Allemagne nazie, de la Révolution française… Vous liez d’ailleurs déchristianisation et poussées nationalistes, comme dans le cas québécois. Iriez-vous jusqu’à lier la question nationale telle qu’elle se pose aujourd’hui à la question religieuse, notamment en Europe ? Dans certains cas, comme celui de la Russie, le retour du national semble s’accommoder du retour du religieux…


Ce sont des choses que j’avais analysées très calmement dans L’invention de l’Europe, un livre publié en 1990 qui m’a pris six ans. On ne peut pas vraiment me reprocher d’être sur ces questions un polémiste de l’instant, mais on peut tout à fait me reprocher de radoter. [Rires] Pour vous répondre sur l’exemple russe, je pense que la place de la religion orthodoxe est faible. Elle l’était d’ailleurs aussi à l’époque des tsars. Dans l’esprit des paysans russes, le pope orthodoxe était un poivrot peu estimé. C’est pour cela que la révolution russe a inclus une forte dimension athéiste. On voit bien aujourd’hui le régime tenter une synthèse réconciliatrice de toutes les traditions russes, mais on aurait tort de spéculer sur une puissante montée de l’orthodoxie.


Maintenant que vous m’en parlez, aux États-Unis, il se trouve que Trump a éloigné les thématiques religieuses du Parti républicain. Et effectivement, dans les sondages, il y a une chute de l’intérêt pour le religieux aux États-Unis. La pratique religieuse y était demeurée assez élevée. Elle est même remontée après la guerre. Elle demeure importante (avec une fonction d’intégration sociale spécifique) mais il se trouve qu’elle est en baisse. Et nous constatons bien un retour du national. Sans aller jusqu’à l’affirmer avec certitude, il se pourrait bien que le modèle que vous rappeliez continue de fonctionner, au contraire du modèle sur les structures familiales (celui du lien entre la famille nucléaire et le modèle libéral).


« On ne peut pas affecter à Macron le concept de nation puisque c’est un bon européiste, mais on ne peut pas non plus lui affecter un quelconque discours identitaire. »


Parmi les prédictions auxquelles on vous associe il y a la chute de l’URSS et, plus récemment, les soulèvements dans le monde arabe. Pensez-vous que les structures familiales dans ces deux espaces (auxquels vous vous êtes intéressé, bien que de façon périphérique) les condamnent à des systèmes politiques autoritaires ? Et maintenez-vous votre thèse de la sécularisation du monde musulman ? En Turquie aussi bien que dans le monde arabe, il semblerait que l’islam soit encore plus présent qu’avant, aussi bien en termes de pratique que politiquement…


Concernant la sécularisation du monde musulman, j’y crois plus que jamais. L’Iran est déjà dans le post-religieux, avec un indicateur de fécondité de seulement 1,75 enfant par femme. Je connais moins bien la Turquie et honnêtement, je n’ai pas eu le temps de suivre les évènements récents. Plus généralement, je dois dire que beaucoup d’éléments présentés comme religieux dans le monde musulman (par exemple, la montée du wahhabisme) m’apparaissent plutôt comme des négations de la religion. L’État islamique est typiquement un phénomène d’implosion du religieux. Pour être dans le contexte d’une religion vivante, il ne suffit pas de hurler sa croyance. Il faut qu’il y ait des conduites sociales conformes à l’esprit de la religion en question. Aucune valeur religieuse, en l’occurrence musulmane, n’est compatible avec l’État islamique. Daech me semble, je le répète, le signe fort d’une implosion du religieux.



La question de la souveraineté est centrale chez vous. Pour notre génération, vous avez été un vrai pédagogue du souverainisme. Et comme le constatait déjà Baudrillard en 1999, on préfère de plus en plus l’identité à la souveraineté. La référence incantatoire à la maîtrise. Est-ce que vous constatez aussi cette évolution qui, dans les faits, se traduit par la rhétorique de la civilisation européenne menacée par l’islam ? En d’autres termes, l’identité comme ersatz de souveraineté et l’islamophobie comme substitut à l’euroscepticisme. C’est d’ailleurs ce qu’indiquent ironiquement vos cartes (dans Qui est Charlie ?) comparant manifestations “Je suis Charlie” et vote pour Maastricht en 1992…


Je suis d’autant plus heureux d’entendre ça que j’avais été classé, lors de la sortie de Qui est Charlie ?, comme une sorte de mauvais Français par notre Premier ministre Manuel Valls. Pour le natif de Saint-Germain-en-Laye que je suis, c’est dur. Je me suis un temps demandé si j’allais devoir redevenir breton ou juif. Comme je prends ma retraite cette année, j’ai fini par opter pour une identité de vieux. [Rires]


Bon, je comprends votre propos comme une opposition entre une souveraineté liée à la nation et une identité qui serait davantage une désagrégation en groupes culturels. Il y a bien quelque chose de cet ordre mais j’ai du mal à percevoir une unité de développement en Europe. Chez les Anglais, les deux peuvent se confondre. Ils ont ce don pour produire des Anglais d’origine étrangère plus anglais que les Anglais. En Allemagne, le retour au national s’est fait avec l’unification et avec une identité ethnique très forte. En France, ce que je constate, c’est plutôt le vide. Le débat actuel français n’est pas tellement entre souveraineté et identité, il est entre rien et rien. Les élections entrent dans ce vide. Le phénomène Macron, c’est le triomphe du vide. On ne peut pas affecter à Macron le concept de nation puisque c’est un bon européiste, mais on ne peut pas non plus lui affecter un quelconque discours identitaire.


Le terrorisme suicidaire est une autre forme de triomphe du vide puisque, comme je l’ai dit, aucune identité musulmane réelle ne structure les individus concernés. “Charlie”, c’était aussi le triomphe du vide : quatre millions de personnes abolissant leur personnalité dans l’identification à un nom propre renvoyant à une chose ignorée. Il faut simplement admettre l’existence du vide de souveraineté et d’identité comme une donnée empirique : en France, nous vivons l’arrivée à maturité du vide. Les sociétés ayant horreur du vide, cela préfigure sans doute une déflagration de nature inconnue.


Par Kevin “L’Impertinent” Boucaud-Victoire & Adlene Mohammedi


La première partie de notre entretien avec Emmanuel Tood.


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