Suspension de Rocket: on a tué mon frère Richard

IDÉES - la polis


Le nationalisme canadien-français paraît s'être réfugié dans le hockey. La foule qui clamait sa colère jeudi soir dernier n'était pas animée seulement par le goût du sport ou le sentiment d'une injustice commise contre son idole. C'était un peuple frustré, qui protestait contre le sort. Le sort s'appelait, jeudi, M. Campbell; mais celui-ci incarnait tous les adversaires réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre.
De même que Maurice Richard est devenu un héros national. Sans doute, tous les amateurs de hockey, quelle que soit leur nationalité, admirent le jeu de Richard, son courage et l'extraordinaire sûreté de ses réflexes. Parmi ceux qu'enrageait la décision de M. Campbell, il y avait certainement des anglophones. Mais pour ce petit peuple, au Canada français, Maurice Richard est une sorte de revanche (on les prend où l'on peut). Il est vraiment le premier dans son ordre, il allait le prouver encore une fois cette année. Un peu de l'adoration étonnée et farouche qui entourait Laurier se concentre sur lui: mais avec plus de familiarité, dans un sport plus simple et plus spectaculaire que la politique. C'est comme des petites gens qui n'en reviennent pas du fils qu'ils ont mis au monde et de la carrière qu'il poursuit et du bruit qu'il fait...
Or, voici surgir M. Campbell pour arrêter cet élan. On prive les Canadiens français de Maurice Richard. On brise l'élan de Maurice Richard qui allait établir plus clairement sa supériorité. Et cet « on » parle anglais, cet « on » décide en vitesse contre le héros, provoque, excite. Alors il va voir. On est soudain fatigué d'avoir toujours eu des maîtres, d'avoir longtemps plié l'échine. M. Campbell va voir. On n'a pas tous les jours le mauvais sort entre les mains; on ne peut pas tous les jours tordre le cou à la malchance...
Les sentiments qui animaient la foule, jeudi soir, étaient assurément confus. Mais est-ce beaucoup se tromper que d'y reconnaître de vieux sentiments toujours jeunes, toujours vibrants: ceux auxquels Mercier faisait jadis appel quand il parcourait la province en criant: « On a tué mon frère Riel... »
Sans doute il s'agit aujourd'hui de mise à mort symbolique. À peine le sang a-t-il coulé. Nul ne saurait fouetter indéfiniment la colère des gens, y sculpter une revanche politique. Et puis, il ne s'agit tout de même que de hockey. Tout paraît destiné à retomber dans l'oubli. Mais cette brève flambée trahit ce qui dort derrière l'apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français.
Les foules
Il y avait autre chose, sans doute: il y avait la foule. Quand elle se déchaîne, sous tous les cieux du monde, elle devient mauvaise et incohérente.
Une cinquantaine de marchands, rue Ste-Catherine, ont dû remplacer leurs vitrines, volées en éclats, parce que M. Campbell a porté contre Maurice Richard un jugement sommaire. Entre ceci et cela, le lien logique est faible. Mais quand des hommes sont nombreux et animés par une passion commune, où est la logique?
J'ai vu de près une scène de ce genre il y a 13 ans. C'était le plébiscite. La Ligue pour la défense du Canada avait organisé au marché Jean-Talon un ralliement de la jeunesse. C'était une foule en ébullition. Bien entendu, tous les orateurs parlaient français, tous, sauf un dont j'ai oublié le nom: un jeune Irlandais de l'Ontario, magnifique orateur.
En ce temps-là, les anticonscriptionnistes de langue anglaise n'étaient pas nombreux. L'Irlandais reçut une ovation. Il parla anglais, avec une chaleur et une verve qui lui conquirent tout le monde. Il dénonça, comme les autres, ceux qu'on appelait « les deux cents de Toronto », accusés de mener le pays. Là-dessus quatre ou cinq voix, dans l'auditoire, accusèrent « les maudits juifs ».
L'orateur se recueillit un instant. Puis il fit front. « Non, mes amis, mes frères, leur dit-il, il ne faut pas obéir à des préjugés. Qui sont les deux cents de Toronto? des chrétiens. Vous ne résoudrez rien en criant maudit juif... » Il poursuivit ainsi quelques minutes, amical mais ferme. On se demandait comment la foule allait réagir. Or, dès qu'elle en eut la chance, elle se mit à applaudir: un applaudissement crépitant, assourdissant, toutes les mains qui battent et donnent une impression d'unanimité parfaite. La salle, et la foule répandue à l'extérieur, acclamait frénétiquement une dénonciation de l'antisémitisme.
Volte-face
L'assemblée terminée, la foule resta quelques moments près du marché Jean-Talon, comme en disponibilité. Ces gens-là n'avaient pas le goût d'aller se coucher. Ils se sentaient encore vibrants, ils ne voulaient pas se séparer.
Quelques meneurs, surgis d'on ne sait où, se présentèrent et encadrèrent la foule. Un ordre de marche, et l'épaisse colonne s'avança jusqu'à la rue Saint-Laurent, qu'elle se mit à descendre. Elle chantait: « À bas la conscription », sur l'air du God Save the King. Puis des injures isolées surgirent, dont les juifs faisaient les frais. Elles s'emparèrent de la foule, qui bientôt les répéta. Plus on marchait et criait, plus on s'excitait. Et bientôt, savez-vous ce qui arriva? Cette foule, qui venait unanimement d'exécrer l'antisémitisme, se mit à jeter des pierres sur les vitrines des magasins juifs ou supposés tels.
Parmi ceux qui me lisent ce matin, il y a peut-être des hommes qui participèrent à ce vandalisme, et se demandent pourquoi ils l'ont fait.
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Édition du 21 mars 1955

Source de la photo: ONF
Maurice Richard
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Le Devoir a 90 ans


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