La prise d'otages est un acte répréhensible, contraire aux principes universellement reconnus en droit international. Dans le contexte des guerres du Proche-Orient, plusieurs acteurs ont en pourtant fait usage afin de disposer d'une «monnaie d'échange». L'enlèvement du caporal Shalit par des groupes armés palestiniens, puis celui de deux autres soldats israéliens lors de la récente attaque du Hezbollah, ont des précédents dans ce contexte. Ainsi en 1987, et encore en 1994, ce furent des commandos de Tsahal qui enlevèrent deux dignitaires du mouvement chiite libanais, cheikh Obeid et Moustapha Dirani, l'armée israélienne cherchant à obtenir par cet acte l'échange de dépouilles et l'obtention d'informations sur le sort de soldats israéliens disparus pendant ses opérations au Liban.
Alors que les gouvernements israéliens précédents étaient disposés à négocier avec le Hezbollah sur la base de tels échanges (dont le dernier eut lieu en 2004, lorsque 400 détenus palestiniens et libanais furent remis au Hezbollah en échange de la libération d'un homme d'affaires et de la remise des dépouilles de trois soldats israéliens), le cabinet d'Éhoud Olmert exclut d'emblée toute négociation avec ce groupe armé qualifié de terroriste. Dans cette crise qui prend l'ampleur d'une nouvelle guerre internationale, la riposte musclée du gouvernement entrant peut être interprétée comme une démonstration de force visant à consolider l'héritage politique et militaire d'Ariel Sharon.
Nasrallah : terroriste ou résistant ?
Les images du pilonnage israélien sur le territoire libanais nous rappellent d'autres épisodes sanglants du conflit israélo-arabe. On se souviendra de la crise de 1996, lorsque les forces de défense israéliennes lancèrent l'opération «Raisins de la colère» dans l'objectif de frapper les milices du Hezbollah à l'intérieur du Liban. La donne territoriale différait cependant : il y dix ans, Israël occupait une partie du Sud-Liban, ce qui avait amené le groupe paramilitaire à y livrer un combat visant la libération du territoire. À la différence des acteurs démobilisés au sortir de la guerre civile du Liban (accords de Taëf, 1989), le Hezbollah incarnait ainsi une mission continue aux yeux de la population. C'est là une cause dont il s'agit de comprendre l'effet fédérateur, allant au-delà même de la donne nationale libanaise.
Si la branche armée du Hezbollah n'a plus de «raison d'être» à la suite du retrait de Tsahal en 2000, le mouvement chiite continue de miser sur l'aura populaire que ce retrait lui a conférée. Sortant enhardi d'une guerre d'usure conduite sous le commandement de la foi, le parti de Dieu affiche cet accomplissement comme une victoire de la résistance islamique. Le retrait de l'armée israélienne de la bande de Gaza en août 2005 sera à son tour récupéré, par les factions palestiniennes militantes, comme un exploit de la résistance armée.
Si l'on met ces éléments en parallèle, on comprend qu'il s'agit là d'une cause qui galvanise les sentiments panarabes, voire même panislamiques, au-delà des traditionnels clivages confessionnels. D'où la collusion objective, voire même opérationnelle entre le Hezbollah (créé en 1982, d'allégeance chiite pro-iranienne) et le Hamas (d'inspiration sunnite, issu du mouvement égyptien des Frères musulmans), qui tous deux ancrent la légitimité idéologique de leur combat sur la notion de «résistance à l'occupation». Notion dont se veut le défenseur le cheikh Nasrallah qui, à travers ses discours télédiffusés, jouit d'une popularité incontestée dans la région : en atteste le nombre d'échoppes et de voitures qui affichent, un peu partout à Damas y compris dans les quartiers chrétiens, les photos du chef du Hezbollah.
Plusieurs lectures sont possibles et nécessaires pour comprendre les motivations derrière l'attaque du Hezbollah et les représailles militaires israéliennes qu'elle a entraînées. On peut en effet y voir un geste de provocation par lequel le groupe armé anticipe la riposte militaire israélienne, et dont les pertes civiles suscitent à leur tour le soutien solidaire d'une population assiégée. C'est donc là une tactique qui, au bout du compte et contrairement aux objectifs du gouvernement israélien (c'est-à-dire l'affaiblissement, voire même l'éviction complète du Hezbollah de l'échiquier politique libanais), permet au groupe paramilitaire de refaire sa raison d'être et, partant, accroître sa popularité au moment où l'organisation fait l'objet de demandes de démilitarisation (résolution 1559 du Conseil de sécurité de l'ONU).
L'attaque du Hezbollah, qualifiée de casus belli par l'État d'Israël, s'inscrit par ailleurs dans l'axe des intérêts géostratégiques qui relie ce mouvement à la Syrie et à l'Iran. C'est donc par procuration qu'agit ce groupe armé, rappelant ainsi à l'État hébreux (et à son protecteur américain) l'influence persistante de ces deux puissances dans la région. Alors que certains y voient une manoeuvre visant à diluer la pression du Conseil de sécurité sur l'Iran (dossier nucléaire), le front de guerre que mène actuellement le Hezbollah démontre par ailleurs que la capacité militaire du mouvement ainsi parrainé n'a cessé d'augmenter entre-temps. Pendant que l'aviation israélienne continue à frapper des infrastructures à l'intérieur du Liban, le Hezbollah dirige ses roquettes sur les villes israéliennes, violant à son tour le principe fondamental du droit de la guerre qui consacre la distinction entre cibles militaires et populations civiles. Devant la nécessité de mettre fin à cette surenchère, le gouvernement Olmert fixe des conditions à la cessation de sa campagne au Liban, au nombre de trois : la remise des soldats enlevés; la cessation des tirs de roquettes sur son territoire; la démobilisation du Hezbollah conformément aux termes de la résolution CS 1559.
Du droit d'Israël de se défendre
En ce moment de crise internationale, les États-Unis, seul acteur en mesure d'exercer la pression sur l'État d'Israël (premier récipiendaire de l'aide américaine), se limitent essentiellement à réitérer le droit de ce dernier de se défendre. L'administration de George W. Bush, qui ne cache guère plus son parti pris pour Israël, révèle ainsi le fait que les valeurs et principes que l'Amérique défend s'appliquent selon une géométrie variable, celle du «deux poids deux mesures». Or, pendant qu'elle martèle ce droit tel qu'il est consacré à l'article 51 de la Charte des Nations unies, elle omet de mentionner les obligations conventionnelles qui incombent par ailleurs à l'État d'Israël en tant que Puissance occupante en Palestine -- une occupation qui, depuis bientôt 40 ans, s'appuie sur des politiques répressives systématiques constituant autant de violations des dispositions de la Quatrième Convention de Genève de 1949 : transfert d'une partie de sa population dans les territoires occupés (construction et élargissement des colonies); destruction de centaines de maisons d'habitation palestiniennes en guise de punitions collectives; déracinement de milliers d'oliviers menant à la confiscation de terres et entraves aux mouvements de la population...
Comment chercher à comprendre l'engrenage de la violence au Proche-Orient sans tenir compte de l'effet cumulatif de telles politiques, tant sur le plan humanitaire que sur celui des conséquences économiques et sociales ? Faut-il encore s'étonner de la polarisation des perceptions de part et d'autre, et de la résurgence des groupes islamistes radicaux ? La stabilité dans ce contexte passe donc inexorablement par Jérusalem, puissant symbole qui alimente le conflit en cours. La nouvelle guerre sur le front israélo-libanais ne peut être comprise si ce n'est en lien avec ce noyau dur, foyer de l'embrasement dans la région.
Graciela López Marclay
_ Chercheure à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM)
Conflit au Proche-Orient
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