Paris, le 7 janvier 2015, durant une matinée froide et sèche, deux hommes répondant aux noms de Chérif et Saïd Kouachi, munis d’armes à feu lourdes, parviennent à pénétrer la salle de réunion de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo pour tuer, de sang-froid, entre autres, Charb, Cabu, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris puis deux policiers. Une rédaction totalement décimée. Le motif : la publication de caricatures du prophète Muhammad, fondateur historique de l’islam, depuis février 2006.
Après quoi, tout le monde était Charlie, mais pas vraiment Hyper Cacher, et ce, malgré la violente prise d’otages menée par Amedy Coulibaly, de façon coordonnée avec les Kouachi (qui, eux, sévissaient dans une imprimerie de Seine-et-Marne), les deux jours suivants : des jeunes « des quartiers » adressaient des V en signe de victoire aux caméras de BFM TV et d’i>Télé filmant, en direct, le cordon sécuritaire constitué autour de cette supérette communautaire de la porte de Vincennes. À l’époque, personne n’a souhaité commenter ce geste… Une odeur d’intifada, somme toute manifeste, devait rester latente dans le brouhaha émotionnel ambiant.
Et, durant la Marche du 11 janvier, j’ai le souvenir d’avoir entendu, ici ou là, des youyous quelque peu provocateurs dans les rues de la capitale. On voyait aussi des gens applaudir la police, notamment celle présente sur les toits des vieux immeubles haussmanniens. Mais, selon l’historien à tendance gauchiste Emmanuel Todd, c’était essentiellement une manifestation de « catholiques-zombies » (in Qui est Charlie ?). Entre-temps, en 2017, la une du numéro 1319 de Charlie Hebdo et celle du numéro 1320 avaient dénoncé le silence coupable du journaliste Edwy Plenel concernant les ambiguïtés tant philosophiques que théologiques du prédicateur Tariq Ramadan, celui-ci accusé, au même moment, de viols de femmes de confession musulmane. Dans tous les cas, ces deux unes étaient cyniques et incisives : en l’occurrence, dans le numéro 1319, Ramadan y était grimé avec un énorme sexe en affirmant « Je suis le 6e pilier de l’islam ! ».
En attendant, deux gauches étaient devenues irréconciliables : un schisme patent entre l’islamo-gauchisme et le républicanisme.
Depuis lors, le salafisme progresse par entrisme. Tout y passe : les banlieues, l’alimentation, la restauration, les associations et des émissions de radio ou de télévision (cf. article du Point, “Le salafisme, une nébuleuse fondamentaliste en croissance en France”, du 15 juin 2018). Voire des syndicats ! L’ancien secrétaire national chargé des questions internationales et de défense de La France insoumise, Djordje Kuzmanovic, dit que « l’islam politique » a intérêt à les infiltrer, dans le documentaire d’Yves Azeroual « Islamogauchisme, la trahison du rêve européen ». Concrètement, il ne s’agit pas d’un bloc, ou du solide, mais avant tout du pur liquide. Pourtant, il ne peut y avoir que deux manières de riposter face à cette cinquième colonne : par la lutte martiale ou par la lutte culturelle ; soit par des opérations de police et de justice – in fine, interdire le salafisme –, soit par la libre expression, la littérature et la stratégie métapolitique (celle prônée par Antonio Gramsci). Enfin, pour que les mots disent véritablement les choses.
Mais, après avoir subi les attentats djihadistes des années 2015-2016, la société française ne pratique finalement ni l’une ni l’autre, ou plutôt un peu des deux à la fois. Un art de la synthèse qui risque de sonner sa perte.