Ce qui n’était à l’origine qu’un conflit de faible intensité destiné à se résoudre de lui-même par l’effet combiné de l’usure du temps et la peur de l’échec, s’est lentement transformé en une véritable crise dont l’ampleur pose avec une acuité nouvelle la récurrente question du contrat social. Manifestement dépassé par les événements, mais conforté par les sondages, le gouvernement libéral a sous-estimé cette frange de la jeunesse étudiante dont la détermination s’est déployée dans la durée, la créativité et l’intelligence. L’esquive et le refus de discuter d’un moratoire (dont l’annonce aurait suffi à court-circuiter la radicalisation des étudiants), ont fini par constituer — pour l’essentiel — la stratégie improvisée d’un gouvernement dont l’apparente fermeté atteste, au final, de sa faiblesse et de la déliquescence de la chose publique. Bien que cette crise ne soit ni terminée, ni porteuse d’une issue radicale sur le plan politique, il convient de la réfléchir à la lumière des contradictions qu’elle semble avoir exacerbées. Loin de toute prétention à l’exhaustivité, nous souhaitons ici revenir sur quelques éléments.
1) Une lutte politique
L’importance de ce mouvement réside d’emblée dans l’unité qui s’est établie entre la mise en cause de la rationalité dominante en matière fiscale et la nature même du savoir. En fondant leur principale revendication sur ce postulat, les étudiants posaient d’emblée les jalons d’une lutte aux enjeux politiques : l’accessibilité à l’éducation supérieure étant, à leurs yeux, consubstantielle à une redistribution de la richesse inhérente à une réforme de la fiscalité et à un contrôle plus serré de la gestion des universités. Tout au long de ces quinze semaines, ce sont les étudiants qui ont ainsi occupé le terrain politique en situant l’enjeu du débat dans le contexte plus large d’une crise du mode de développement, se positionnant de manière irréversible comme acteur incontournable du «système universitaire». Les étudiants ont réinjecté du politique là où le gouvernement ne voyait que rééquilibrage de moyennes et rattrapage budgétaire : l’Éducation étant pour les premiers une responsabilité de l’État et, pour le second, un investissement purement individuel inhérent à la dynamique à la fois concurrentielle et cumulative du capital humain. Incarnation achevée d’une conception managériale de l’État, Jean Charest, imperturbable, s’est placé dans la posture du gestionnaire pragmatique soucieux des équilibres budgétaires et des performances chiffrées des institutions universitaires. À cet effet, l’attitude du gouvernement libéral atteste d’une conception travestie de la démocratie et du rôle de l’État. Jadis instance représentative de l’unité symbolique du lien social et de la conjonction du général et du particulier, l’État s’est progressivement transformé en mécanismes intégrés de régulation des demandes de groupes et d’individus dont la gestion obéit à une logique étroitement comptable que sous-tend les règles du marché[1]. En d’autres termes, l’État s’est vidé de sa substance politique en fixant comme horizon ultime de la gouvernance l’aménagement du présent économique sans autres finalités que la reproduction de l’ordre existant. Or dans ses principes originels, la démocratie renvoie à l’existence d’une communauté de citoyens partageant un monde commun et animée, au-delà de la pluralité des intérêts et des conflits qu’elle génère, d’une volonté de transcender les particularismes afin d’assurer la pérennité de l’ensemble. En rupture avec cette conception, le parti de Jean Charest semble se représenter la société comme le fruit de l’agrégation d’individus déliés rompus à la seule défense de leurs intérêts privés : le chef du gouvernement ne s’adressant pas tant aux citoyens qu’aux contribuables dont les états d’âme lui sont rendus par l’écho des sondages et les coups de gueule répétés d’une presse bas de gamme. Le recours aux tribunaux par des étudiants qui interprètent leur souveraineté individuelle comme seul horizon légitime est, à cet égard, révélateur d’un type de société où les droits sont forcément appelés à s’affronter.
2) Une société divisée par de nouveaux clivages
Confirmée par les sondages d’opinion, la manière d’appréhender les manifestations est fonction d’un antagonisme récurrent entre les régions et les villes. Plus inquiétant toutefois est le désaccord qui opposerait la génération montante à celle des ainés. Par ailleurs, si elle a divisé les étudiants, la gestion lamentable de ce conflit semble avoir consolidé un clivage idéologique qui atteste, selon nous, d’une transformation réelle de la morphologie de la société québécoise. Polarisé pendant près de quatre décennies par la question nationale, le Québec semble aujourd’hui traversé par les mêmes tensions que celles qui déchirent la grande majorité des sociétés démocratiques. Porteuse de débats parfois violents, la question identitaire n’a toutefois jamais empêché les contradictions de se résoudre, partiellement tout au moins, dans l’adhésion consensuelle à la revendication d’un statut particulier propre à notre condition de minoritaire. De cet équilibre fragile certes, mais réel politiquement, découle toute une série de législations garantes de notre survie collective. Or ce qu’on désignera demain comme un printemps québécois marque, symboliquement sans doute, la fin de ce consensus et le renvoie à la périphérie de la bataille pour l’indépendance du Québec. La détermination des étudiants et l’intransigeance du gouvernement sont en partie l’expression d’une cassure révélatrice de la résurgence des idéologies. Cela se va traduire, à gauche, par l’affirmation d’une pluralité de tendances, dont une frange radicale à la marge, qui s’inscrit dans la mouvance altermondialiste des indignés. En rupture avec la tradition ouvrière et syndicale issue du XIXe siècle, ces mouvements protéiformes sont engagés principalement, depuis la fin des années 1990, dans la lutte contre les effets délétères du capitalisme et la détérioration du climat. Cette renaissance de la gauche survient dans un contexte où le libéralisme économique semble avoir épousé les contours de la société globale avalant toutes les dimensions constitutives du réel et s’imposant comme idéologie parfaitement opérationnelle faisant corps avec ce dernier.
À droite, nous assistons à un retour d’un discours légitimateur à fois économique et populiste qui tend à se consolider comme réponse à la critique de gauche et à ce qu’elle perçoit, dans son rejet déclaré d’un modèle interventionniste en faillite, comme une menace à la liberté individuelle. Décomplexée et sûre d’elle-même, la droite a investi le champ médiatique, et dispose, même dans sa version la plus grossièrement musclée, d’une réceptivité nouvelle, symptomatique de l’émergence d’un conservatisme majoritaire. Hypothèse surprenante, s’il en est une, le printemps québécois aurait donc facilité l’accouchement d’une droite plus structurée. La polarisation des Québécois en deux camps idéologiquement antagoniques serait ainsi un des avatars de l’intégration à l’espace continental nord-américain : le culte de la sécurité n’étant qu’un des aspects visibles d’un ensemble de faits qui ébranle considérablement les certitudes entourant le caractère distinct du Québec. Ce phénomène est également le corollaire de la crise des démocraties sociales et de la remise en question du principe de solidarité sur lequel reposait l’État providence. À la faveur de la mondialisation, la gestion de la dette, celle du déficit budgétaire et la concurrence se sont imposés comme impératifs rationnels contribuant ainsi à fragmenter l’imaginaire collectif en fragilisant les mécanismes de redistribution de la richesse, et, à plus long terme, l’idée même de société.
Miroir grossissant de cette figure de l’individu autoréférentiel, libre entrepreneur de sa vie et performant, l’implacable refus du premier ministre Charest, reflète le dépérissement au sein de la culture politique des Québécois des grandes idées dont avait accouché la Révolution tranquille. De toute évidence, le Québec contemporain est différent de celui qui a permis la Révolution tranquille. Le vieillissement de la population a eu des effets déformants sur le prisme à travers lequel le Québécois moyen, passivement consentant, appréhende le monde. Société de contribuables et de consommateurs apathiques animés par la quête du confort et la préservation du pouvoir d’achat, le Québec donne l’impression d’être frappé d’une frilosité structurelle qui s’est exprimée dans la condamnation du désordre redouté et de la désobéissance civile. Ventre mou de la démocratie, la «majorité silencieuse» trouve son équivalent dans cette masse d’étudiants dont on ne sait rien parce qu’ils ne votent pas, n’assistent pas aux assemblées de leur association et n’expriment aucune opinion. Ni verts, ni rouges, ils sont, depuis le début du conflit, en attente, se refusant à eux-mêmes, au péril de leur session, le droit de parler.
Le gouvernement libéral, tout en faisant une mauvaise lecture des événements, s’est montré habile à récupérer en l’exacerbant la crainte de l’électeur moyen. Qui plus est, le recours à une loi spéciale a créé littéralement un climat d’état de siège propre à galvaniser la rage et aviver la peur. L’écart entre l’action des uns et la compréhension qu’en avaient les autres n’a fait que se creuser inéluctablement, confirmant de ce fait, l’impression d’une division marquée entre une minorité agissante menaçant la paix sociale et une majorité carburant à la sagesse et la responsabilité individuelle sur laquelle veille la police et un État tutélaire.
3) Les nouveaux visages de l’individualisme
La germination du mouvement étudiant trouve ses origines dans un univers économique frappé par une crise récurrente de la croissance et le recours systématique aux mesures d’austérité. Curieusement, la présente conjoncture n’est pas favorable, objectivement, à un tel mouvement. À cet égard, l’époque dite des trente glorieuses (1945 – 1975) parce qu’elle ouvrait l’horizon des possibles, autorisait, corollairement, une projection des aspirations collectives dans un au-delà marqué au sceau du progrès. La mobilité ascendante et la certitude d’obtenir des gains ont constitué ensemble un terreau propice à la mobilisation de ce que le sociologue Alain Touraine appelait, dans les années 1960, les nouveaux mouvements sociaux. La particularité du présent mouvement est précisément qu’il émerge et se développe dans un contexte d’érosion tranquille des acquis sociaux et d’une révision à la baisse des salaires et des conditions de travail. Le mouvement de la jeunesse[2] est d’autant plus surprenant qu’il surgit à un moment où les classes moyennes, hantées par le spectre menaçant d’un laminage, se braquent et se replient pendant que les catégories sociales les plus défavorisées se voient précariser davantage. C’est dans ce contexte qu’il nous faut saisir la méfiance du plus grand nombre : la lisibilité du printemps québécois renvoyant, par ailleurs, aux figures de la subjectivité contemporaine. À cet égard, les événements qui ont scandé l’actualité entre février et juin 2012 témoignent de la rencontre inédite dans l’histoire de la modernité québécoise entre l’individu et le collectif. Il s’agit ici d’un enjeu de taille pour les sciences sociales pour lesquelles l’individualisme a constitué la clef de voute de l’analyse des sociétés occidentales. Ce phénomène longuement étudié aurait conduit, dans sa phase paroxysmique (1980 2000), à une crise des grands métarécits et de l’action collective concomitante au déclin du mouvement ouvrier. Toutefois, s’il fut le signe indubitable d’une libération, l’individualisme, en ces temps «hypermodernes», est davantage polymorphe et donc tout aussi porteur d’enfermement. En atteste, un nouveau rapport au temps marqué au sceau de la performance qui semble aviver un sentiment aigu d’urgence et d’aliénation. Le quotidien d’une vaste majorité d’individus serait ainsi fait de discontinuités et de relations souvent éphémères, sans autre ancrage durable qu’une consommation frénétique qui incarne, forme de miroir tragique, moins l’hostilité du monde que le vide auquel il renvoie. Qui plus est, la fragmentation des identités conjuguée à la dispersion des causes, toutes deux inhérentes au procès d’individualisation, rend non seulement difficile l’avènement d’un projet politique rassembleur, mais la mobilisation. Or ce qui s’est cristallisé dans cette espèce de soulèvement spontané, c’est la découverte, par l’expérience commune de la rue, que l’affirmation de soi et la quête de reconnaissance passe par l’investissement dans un mouvement collectif dont la dynamique permet d’échapper à l’espace intime du privé.
Derrière les apparences trompeuses d’une insurrection, le mai 68 français s’est finalement conjugué au JE s’inscrivant en toute logique dans un processus historique de radicalisation de l’individualisme. À contrario, le printemps québécois est plus proche d’une redécouverte des vertus du collectif qu’offre l’adhésion à un NOUS dont les contours fluides traduisent néanmoins une volonté d’échapper aux contraintes que feraient peser sur la liberté de chacun, quelque esprit de corps que ce soit. L’absence de toute eschatologie et le refoulement des prosélytismes à la marge du mouvement en font foi. De plus, l’esthétisme des manifestations témoigne d’un attachement au principe d’autonomie en rupture avec les règles de fonctionnement qui prévalaient jadis. Contre les relations verticales que fondait le respect des hiérarchies, l’horizontalité s’impose comme seul modus operandi légitime en tout respect de la diversité des stratégies et des formes d’expression. À l’image d’une société d’individus antiautoritaires, les manifestations qui ont pour territoire l’anatomie complexe de la ville, sont le reflet d’une mobilité instable des subjectivités qui négocient sans cesse leur marche au sein de tribus bigarrées déambulant le jour contre la hausse, frappant sur des casseroles le soir venu, affrontant, dénudés, la police le lendemain et piquetant devant le campus de l’université le surlendemain. L’ordre des contingents homogènes avec leurs slogans, leurs drapeaux et la liste ciblée de leurs revendications a cédé le pas à la transversalité, ce qui explique sans doute la résurgence de l’anarchisme dont l’idéal utopique d’un ordre sans pouvoir est en concordance paradoxale avec l’individualisme contemporain.
Ainsi la grève et les manifestations permettent la mise en forme d’une communauté d’action qui transcende la nature provisoire inhérente à la condition étudiante. Sans qu’elle ne disparaisse de l’horizon, la cause pour laquelle les jeunes ont investi la rue a été supplantée par la mobilisation massive qui finit par se nourrir elle-même de sa capacité propre à se reproduire, à durer et à élargir le champ des aspirations. Plus prosaïquement, le mouvement dépasse la finalité stricte pour laquelle il s’était mis en branle comme si l’expérience de la lutte, le don de soi-même qu’elle exige et les énergies qu’elle rassemble s’étaient transmués en une visée spécifique. En perdurant, la crise a permis de temporiser les divergences de points de vue et de solidariser, dans la clameur déterminée des casseroles, des catégories sociales galvanisées par la force du nombre et l’impression partagée de faire l’histoire. En échappant ainsi à l’anonymat, plusieurs y ont sans doute trouvé de manière diffuse, mais sentie, une réponse au désir d’appartenance introuvable ailleurs que dans l’altérité.
Plus grand que soi, le mouvement nourrit une détermination qui fait sens, l’effet de l’action contestatrice étant, à la faveur d’une surenchère créative, d’entraîner, de faire participer plus encore que d’abattre. Mus par des sentiments davantage que par une doctrine, moins par l’idée de révolution que par la rage, les étudiants et leurs alliés utilisent la rue qu’ils occupent comme un porte-voix d’un désir dont ils se sentent spoliés. Confinés aux réseaux sociaux qu’ils contrôlent magistralement, mais absents des lieux de pouvoir, ils étendent leur parole à tous les interstices de l’espace médiatique en tentant d’instrumentaliser, en dépit des risques que l’opération comporte, la presse électronique dont les images présentées en boucle tendent à fabriquer elles aussi le regard du public. Au-delà de la transgression qu’elle sous-tend, cette parole est d’abord l’énoncé d’une aversion plus profonde à l’égard de ce qui est ressenti depuis les trois dernières décennies comme une crise de l’avenir. Les frais de scolarité ont été en effet le catalyseur d’une prise de conscience qui reflète, comme nous l’avons souligné plus tôt, les effets pervers d’une société pacifiée où le consensus est érigé en absolu. L’héritage du printemps québécois est sans doute dans cette brèche que laissera, au cœur de la culture politique, la confrontation entre le gouvernement et les étudiants. Contre le Québec des «Lucides» pour lesquels le progrès se mesure à l’aune de la croissance économique et du remboursement de la dette, les médias nous font entendre l’écho d’une inquiétude. Celle, d’abord, d’une génération qui a grandi dans la peur sans cesse renouvelée d’une détérioration des écosystèmes et des effets catastrophiques qu’aura l’emballement du climat. À cela il faut ajouter l’impression plus large que le système économique est destiné principalement à sauver de la banqueroute des banques sans scrupule au prix, pour des masses d’anonymes, du chômage et de la précarité. Au désarroi causé par le sort réservé aux territoires encore vierges de tout pillage se surajoute une méfiance à l’endroit des élites jugées toutes aussi corrompues les unes que les autres. Entachée par les scandales, la classe politique, peine, quant à elle, à donner une autre image du pouvoir politique devenu le lieu de copinages incestueux, de l’arbitraire et du cynisme, lequel alimente, la déception, la méfiance et un phénomène de désertion civique néfaste du point de vue des institutions démocratiques.
4) Limites et contradictions du mouvement
À certains égards, le printemps québécois symboliserait une peur du délitement, d’une espèce de dérive globale, qu’on souhaite combattre à gauche pendant qu’à droite on feint confusément d’en ignorer l’existence. Mouvement de refus animé par une intention plus ou moins consciente de déverrouiller le débat social, il se heurte à ses propres limites comme aux contradictions qu’il génère. Le mouvement étudiant comporte ainsi une dimension paradoxale. Tout en situant les enjeux de sa revendication fondamentale en termes politiques à la fois comme demande de réinvestissement puis, symboliquement, comme enjeux de la redistribution, ses ambitions plus radicales, entendues ici comme remise en question élargie de la gouvernance, sont sans véritable adéquation sur le terrain de la démocratie représentative. Il n’y a pas de rapport de convergence entre le caractère discursif d’une idéologie «gauchisante» aux assises fragiles et l’institutionnalisation du conflit à travers les appareils politiques : le discours de rupture ne trouvant pas d’autre issue que l’écho retentissant des manifestations. Faute d’un projet structuré et sans véhicule formel, le mouvement étudiant est demeuré, le temps de son action tout au moins, une nébuleuse aux contours imprécis, ouverte à toutes les formes d’agrégation, mais confinée, de par sa revendication principale, à reproduire la logique du statu quo. Cette apparente difficulté à se projeter dans un au-delà politique clairement délimité trouve son explication dans le fait que le contenu du clivage idéologique renvoie à des conceptions opposées de la démocratie. Dans la métaphore de la rue contre les urnes, il y a manifestement une critique d’un déficit démocratique attribuable à l’épuisement d’un modèle.
Contre la représentativité édulcorée des partis et de l’étiolement de la légitimité même du pouvoir exécutif, le printemps québécois donne de l’amplitude à une demande de participation qui ne semble pas vouloir passer par les institutions du système parlementaire : la désagrégation des grands projets de société affectant, en corollaire, la prégnance comme la plasticité de ces véhicules des aspirations citoyennes que sont les partis politiques. Pour une culture de l’insoumission rompue à la cause de la liberté d’expression de chacun, les partis constituent des appareils sans doute trop contraignants pour s’y soumettre et en servir les ambitions. À l’évidence, la conquête du pouvoir puis son exercice dictent une forme d’embrigadement et de loyauté qui restreint et discipline. L’harmonie désordonnée des manifestations et la diversité des griefs qu’elles présentent semblent donc, à terme, difficilement conciliable avec les impératifs, notamment procéduraux, de la démocratie représentative.
À l’aube de l’été 2012, les signes d’une fin sans issue sont ainsi apparus évidents alors que les cégeps et les universités présentaient servilement leurs calendriers de reprise sonnant, comme ils se sont plus à le répéter, «la fin de la récréation». Misant sur un blocage devenu, pour un parti sans programme, l’enjeu d’une élection, le gouvernement espère, les dispositions de la loi 78 aidant, casser les dernières poches de résistance. Le pari du premier ministre Charest parait cependant risqué. Si l’échéance imminente d’une campagne électorale pouvait, à terme, déplacer le conflit en enfermant thuriféraires et militants de la cause étudiante dans les règles qui sous-tendent la joute électorale, il serait péremptoire d’y voir là un renversement durable marquant la fin de ce qui ne fut qu’un épiphénomène. La crise ne risque pas de s’épuiser dans une espèce de transfiguration de la démocratie libérale qui passerait par l’investissement d’un ou de plusieurs partis. Un taux de participation plus élevé le jour du vote est sans doute garant d’une reconfiguration du parlement. Il n’implique pas à lui seul cependant un changement inéluctable de culture et des pratiques.
Le legs
La crise du printemps 2012 est avant tout un événement déclencheur qui témoignes selon nous de l’aboutissement d’un processus de transformation du rapport entre les dépositaires du pouvoir politique et la société. Ce qui ressort de ce moment charnière dans l’histoire du Québec contemporain, c’est d’abord la réhabilitation de l’idée de conflit dont la centralité n’est pas le monde du travail, mais la rue. Ce que nous appelons le peuple de gauche ne renvoie pas à une figure emblématique organisée comme l’était le mouvement ouvrier, acteur historique étranger aujourd’hui à l’agitation urbaine. Échappant à une logique organisationnelle, sans parti et sans chef, ce mouvement est susceptible de répondre encore dans les prochains mois à l’appel des étudiants : la rue, symbole actualisé de la souveraineté populaire en acte, donnant l’impression d’avoir une prise réelle sur le pouvoir. Sans identité socialement homogène, cet amalgame stratifié de catégories sociales repose néanmoins sur un souci partagé du bien commun, lequel est indissociable de la participation du plus grand nombre aux décisions relatives au destin collectif. C’est manifestement là d’ailleurs que se situe l’apport des artisans du printemps rouge. Sans constituer un acteur politique formellement reconnu, ce mouvement aura à plus long terme un effet positif de sédimentation sur la culture démocratique. Certes, il serait présomptueux de décrire la forme que prendra la démarche dans un contexte marqué par des clivages plus profonds. Cela dit, la crise étudiante a mis en exergue une demande de représentativité qui appelle, après quarante ans de tergiversation, une réforme radicale d’un mode de scrutin parfaitement anachronique. Bien qu’elle ne soit pas l’antichambre d’une vaste révolution, la proportionnalité pave la voie, sur le plan institutionnel, à plus de démocratie permettant ainsi de donner une résonnance certaine aux débats qui seront initiés dans la rue.
***
Stéphane Chalifour et Judith Trudeau
_ Professeurs de sociologie et de sciences politiques
Collège Lionel-Groulx
[1] — Nous nous inspirons ici de la thèse de Jean-François Thuot, La fin de la représentation et les formes contemporaines de la démocratie, Nota bene1998.
[2] - Le facteur démographique est à considérer. À la fin des années 1960, les moins de 25 ans constituaient plus de 40 % de la population des pays occidentaux. Les baby-boomers disposaient d’une masse critique susceptible de se muter en rapport de force. Or, la chute des taux de fécondité a eu ses effets. La «jeunesse» représente moins de 25 % de la population aujourd’hui. Du point de vue politique, il s’agit d’une portion négligeable de l’électorat.
Réflexion sur le mouvement étudiant
Rouge comme un printemps
Crise sociale - printemps 2012 - comprendre la crise
Stéphane Chalifour1 article
Professeur de sociologie et de sciences politiques Collège Lionel-Groulx
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