Retour sur l'affaire Airbus

Suivez l’argent !

Chronique de Louis Lapointe

Article déjà publié le 6 février 2008 sous le titre «Dire la vérité!»
Il fallait une bonne dose de courage pour affirmer une vérité que la plupart des anciens chefs de cabinets et anciens conseillers de premiers ministres ont dénoncée dans les pages du Devoir. Les chefs de cabinets ne sont pas liés par une obligation de silence absolu. Ils peuvent librement témoigner de ce qu’ils ont vu et entendu alors qu’ils étaient au service des princes.
Invoquant sa liberté de parole devant le Comité de l'éthique des Communes, Norman Spector est venu dire que de l’argent liquide en provenance d’un fonds politique circulait au 24 Sussex Drive, chose qui n’est pas illégale, mais qui est certainement critiquable. Un premier ministre ne devrait pas recevoir d’argent autre que celui qui provient des contribuables, c’est une simple question d’éthique et de bon sens qui n’a pas besoin d’être davantage développée. Il a également décrit la présence quasi permanente des lobbyistes dans l’entourage immédiat du premier ministre, fait dénoncé qui n’est pas anodin et qui était probablement méconnu de la plupart des Canadiens.
Lors de son témoignage Norman Spector a vertement critiqué le laxisme de la GRC dans l’affaire Airbus. À sa connaissance, alors qu’il était chef de cabinet et après qu’il eut quitté ses fonctions, jamais la GRC n’a enquêté sur les versements de 300,000$ de Karlheinz Schreiber à Brian Mulroney, jamais la GRC n’a suivi les 10 millions de dollars qui devaient servir à faire la promotion de l’achat d’appareils Airbus par Air-Canada. Qu’a fait au juste la GRC pendant 8 ans qu'a duré l'enquête? Avait-elle une direction politique plus intéressée à étouffer l'affaire qu’à l'élucider ? Selon les dires de Norman Spector, un des principaux témoins aujourd’hui décédé, Frank Moores, n’aurait jamais été interrogé par la GRC. C’est tout dire !
Bien que ces informations qui nous ont été révélées existaient déjà, elles étaient difficilement accessibles au commun des mortels à cause de la loi du silence qui règne au Canada, tant au gouvernement que dans les entreprises de presse. Là était l’essentiel du témoignage de Norman Spector. Cette information nous était inconnue parce que les journaux que nous lisons et les chaînes de nouvelles que nous écoutons n’en ont pas parlé ! L’affaire Airbus a été volontairement étouffée par les grands médias canadiens.
Si M. Spector a témoigné de la loi du silence qui régnait dans les salles de rédaction des entreprises de presse au Canada, il a également critiqué ceux qui avaient la capacité financière d’enquêter et de faire les débats juridiques devant la cour pour défendre la liberté de presse et qui ne l’ont pas fait. Concentration ou complot ? Les journalistes diront que c’est la concentration puisque la plupart de ceux-ci ne croient pas que les complots existent dans le merveilleux monde de la politique canadienne. Un journaliste curieux devrait normalement suivre toutes les pistes avant de conclure, avant que son rédacteur en chef ne classe l’affaire parce que la GRC considère qu’il n’y avait plus matière à enquête !
Lors de l’octroi des jeux Olympiques à Salt-Lake-City, presque tous les commissaires du CIO avaient été soudoyés pour qu’un vote favorable soit rendu en faveur de la candidature de cette ville. Or, nous savons que la possibilité d’octroi d’un contrat à Airbus provoquait de fortes réticences à Ottawa à cause des sommes faramineuses qui y étaient associées. La décision d’octroyer le contrat à Airbus en 1988 a donc certainement nécessité un vote. Dans ces circonstances, est-ce que tout le monde autour de la table du Conseil partageait béatement l’avis de Brian Mulroney ? L’affaire Airbus ne peut donc pas se résumer aux rapports entre deux personnes, à une simple relation entre Karlheinz Schreiber et Brian Mulroney. Elle est tout, sauf seulement cela !
S’il y a réellement eu un ou des intermédiaires, ils n’ont pas dû inciter qu’une seule personne à donner son aval au contrat, il fallait certainement plus d'un ministre. C’est donc du côté de cet intermédiaire que se trouve la réponse, du côté de celui qui a distribué l’argent, pas du côté du bailleur de fonds qui n’a pas de connaissance directe de ce qu’il affirme ! Or, d’après le témoignage de Karlheinz Schreiber, il était lui-même le bailleur de fonds et Frank Moores était l’intermédiaire par qui transitait l’argent. Frank Moores est mort sans avoir pu témoigner parce que la GRC n’a pas recueilli son témoignage, c’est ce qu’affirme avec conviction Norman Spector. L’affaire Airbus existe encore parce que la GRC n’avait pas terminé son enquête lorsqu’elle a fermé le dossier en avril 2003.
Toutefois, Karlheinz Schreiber nous a tout de même fourni quelques bribes d'explications à ce sujet. Il a témoigné du fait que, dès le début des années 80, il voulait monter un système assurant la sécurité financière de plusieurs ministres d’un éventuel gouvernement conservateur, après qu’ils eurent quitté leurs fonctions au gouvernement. Comme dans le cas de Salt-Lake-City, tout le monde aurait bénéficié de l’argent, mais pas avant, seulement après.
Le système aurait consisté à garantir de lucratifs clients aux anciens ministres, une fois revenus à la vie privée. L’argent aurait été d'abord versé à de futurs clients qui auraient par la suite acheté les services professionnels offerts par les anciens ministres. C’est ce système qu’avait commencé à décrire M. Schreiber avant qu’on ne l’interrompe pendant son témoignage pour lui demander si les 300,000$ versés à Brian Mulroney étaient de cet argent, question à laquelle il a répondu non. Cependant, jamais il n’a infirmé ou confirmé que ce système qu’il avait conçu avait existé, parce qu’on ne lui a pas posé la question ! De toute façon, le meilleur témoin sur cette question aurait été le défunt Frank Moores, le seul à pouvoir fournir une preuve directe.
Donc, ce n’est pas tant le rapport entre Karlheinz Schreiber et Brian Mulroney qui devrait d’abord attirer notre attention dans cette affaire, mais bien l’existence d’un système qui aurait pu être mis en place par Frank Moores grâce aux 10 millions$ d’Airbus et qui aurait visé des ministres du cabinet de Bryan Mulroney. Comme disait Norman Spector avec justesse, suivez l’argent !
Toutefois, d'autres hypothèses pourraient également être soulevées pour expliquer les ratées de la GRC dans cette affaire, comme le fait que cette histoire ait pu être tout simplement exagérée ou inventée de toutes pièces ! Pourquoi la GRC aurait-elle étiré une telle enquête entre 1995 et avril 2003, date de la fin de l’enquête ?
Sans aborder directement cette question, Norman Spector nous dit qu’on ne pourra compter ni sur les politiciens, ni sur les policiers pour connaître la vérité. Seuls les journalistes peuvent faire avancer l'affaire. De nombreuses informations sont déjà connues, comme le fait que ces dates correspondent à la période post-référendaire pendant laquelle nous avons assisté à de nombreux épisodes ubuesques où les principaux acteurs étaient des membres des cabinets de Brian Mulroney et de Jean Chrétien. Or, l’enquête sur l’affaire Airbus et le scandale des commandites sont survenus exactement pendant la même période. Plusieurs questions se posent alors. Qui a été mêlé de près ou de loin à l‘affaire Airbus et quel était leur rôle ? Norman Spector a également témoigné du fait que les patrons de la presse ne voulaient pas parler de cette affaire. Pourquoi? Ceci pourrait peut-être expliquer cela?
Sans les révélations du Washington Post, il n’y aurait pas eu d’affaire Watergate. Sans le travail des journalistes, il n’y aura pas d’enquête crédible sur l’Affaire Airbus et nous n’apprendrons jamais la vérité. C’est ce qu’est venu nous dire Norman Spector. Pour cette raison, nous devons le remercier.
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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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