Personne n’ignore qu’au Québec on vit de symboles. On n’a qu’à toucher à notre langue, à notre fierté, à nos rêves, et même depuis peu à notre religion pour que nous nous mettions debout comme un seul être. Le moindre animateur de télévision française (Thierry Ardisson) ou écrivain (Françoise Sagan) ou académicien autrefois aimé ici (Maurice Druon) qui rigole à propos de notre accent se retrouve instantanément dans l’eau bouillante. L’homme de la rue, comme le politicien influent, ou la mondaine réagissent de la même manière sur ce délicat sujet. Voilà ce qu’on appelle un puissant symbole collectif.
Ce qui ne veut pas dire qu’on ne discute pas ici de la question de la langue. C’est notre sport national, parfois même avant le hockey. La qualité de la langue, sa place dans l’histoire, tout cela nous touche au plus haut point. J’ai su que j’étais québécois quand pour la première fois en 1982, un étranger a fait une remarque à propos de l’accent du Québec et que j’ai senti mon sang faire un vif tour dans mon corps (l’amour est physique). S’il avait raison (on a tous un accent et il est souvent étrange pour l’autre), je sentais qu’il se cachait autre chose derrière son argumentation. Le désir de blesser n’y était pas absent.
Au Québec, on vit de symboles en ignorant parfois que les autres peuvent en avoir aussi. On doit savoir que nous ne sommes pas les seuls à réagir vivement quand on touche à ce qui fait notre matière première. Nous avons l’habitude de croire, dès que nous nous installons dans une légitimité politique ou morale, que nous pouvons détruire l’autre. Le gifler, l’insulter, le traîner dans la boue. C’est un comportement d’enfant. L’adulte doit chercher plutôt à convaincre. Sauf s’il est à court d’arguments. Cela part d’un simple principe : du moment qu’on ne touche pas à la personne physique, on peut y aller comme on veut. Lynchage psychologique, lapidation symbolique, exil mental (on efface le coupable du portrait de groupe) : c’est une société qui pratique une terrifiante violence abstraite. Ce qui parfois n’est pas loin de la violence physique. On poignarde sans couteau, enlevant ainsi à la victime son premier droit : celui de se plaindre.
Depuis quelque temps, on semble avoir trouvé une expression pour désigner Michaëlle Jean, la gouverneure générale du Canada : « la reine-nègre ». On l’a appelée au début « la princesse noire » toujours dans le but d’insulter. Je le dis à cause du contexte de l’article. Car, comme vous le savez, le contexte existe. On n’est pas assez bête pour ne pas sentir une gifle. Et il n’y a pas pire gifle que quand on part de ce que vous êtes pour vous ridiculiser. C’est le principe même de la colonisation : l’humiliation. Il faut trouver un moyen à ce que l’autre ait honte de ce qu’il est. Et quand on a vécu cela, on a toujours envie spontanément de le faire subir à un autre. Est-ce une malédiction que, pour sortir de sa condition de colonisé, il faut chercher à coloniser un autre plus faible ? Je sais que le Québec a assez de force d’âme pour rompre avec ce cercle vicieux. Mais pour cela, on ne peut pas se contenter de regarder ailleurs quand quelqu’un se fait ainsi humilier dans sa personne. L’insulte publique est un acte qui regarde la collectivité. Ce silence, quand un autre dont on ne partage pas le point de vue se fait insulter, finira par anesthésier notre sensibilité profonde. L’expression « reine-nègre » est, pour moi, une insulte. Peut-être même plus. Pour se défendre, on répond que c’est une expression généralement employée contre celui qu’un État colonisateur place au pouvoir pour en faire une marionnette. Je veux bien, alors pourquoi on ne l’a pas employée pour Jeanne Sauvé ou pour personne d’autre ici ? Pourquoi comme par hasard Michaëlle Jean est noire ? Et on ose dire que c’est parce qu’elle est noire que cela provoque tant de bruits. Au pays même des symboles à ne pas toucher avec des pincettes.
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L’expression « reine-nègre » est une insulte, dit Dany Laferrière. Sur notre photo, la gouverneure générale Michaëlle Jean en compagnie du général Rick Hillier lors de la cérémonie d’inauguration du Collège militaire royal de Saint-Jean.
Photo Robert Skinner, La Presse
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Dany Laferrière
L’auteur est écrivain. Il répond ici au texte signé Victor-Lévy Beaulieu et publié dans L’Aut’journal, au sujet de la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean.
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