L’ordre du monde vacille. Les puissances de l’argent se crispent avec la détermination du désespoir. Voilà longtemps que les choses n’étaient pas apparues aussi crûment : les nations se rebiffent, les peuples refusent de se soumettre à un ordre de paupérisation. Cela se préparait depuis longtemps, mais les convulsions désormais se font plus intenses, les secousses plus fortes. Les trois décennies de néolibéralisme débridé sont derrière nous. La bête n’est pas morte, mais elle est mortellement atteinte. Il ne faut pas se laisser abuser par la véhémence de ses réactions, un ordre s’épuise.
Les Québécois soumis depuis toujours à d’intenses manœuvres de propagande visant à les faire renoncer à ce qu’ils sont ne l’ont pas encore réalisé, mais ce sont les nations qui sont en train de porter le coup fatal à la bête cupide. La crise en cours le révèle avec une évidence et une assurance inédites depuis des années : c’est la nation qui constitue la force créatrice, qui définit le cadre politique et donne les orientations aux recherches des voies de sortie. Aux adversaires du Québec qui tentent toujours de la faire voir comme dépassée et sans pertinence pour notre développement et le façonnement de notre avenir, les spasmes de la crise financière apportent un démenti formel. L’Europe qui craque est celle des abstractions technocratiques et de la rationalité désincarnée. La raison du capital, la puissance cupide plaident en faveur du primat de la raison financière sur la volonté démocratique ? Les peuples se rebiffent. L’indignation n’est que le moment premier. Il n’est pas encore certain qu’il soit inaugural. Mais, pour la première fois depuis longtemps, le fatalisme induit par la propagande et les dogmes des lois naturelles du marché sont en panne : d’autres voies apparaissent possibles, les masses commencent non plus seulement à les espérer, mais bien à les entrapercevoir. La solidarité nationale peut ouvrir d’autres chemins, faire voir d’autres possibles.
Rien n’est joué cependant. Il n’est pas acquis que ces voies ne se refermeront pas, que l’horizon ne lèvera pas. Le monde qui naît ne s’installe jamais que dans le monde qui meurt. Entre la recomposition et la décomposition se joue une indétermination que nulle science ne peut abolir. Ce sont les forces de l’espérance bien canalisées dans la solidarité et l’invention qui peuvent faire basculer les choses d’un côté comme de l’autre. L’Histoire n’avance pas en ligne droite et les échecs y ont englouti des nations entières. Cela pourrait arriver. Comme il pourrait se faire qu’une autre logique soit en train de s’incarner sans que la conscience d’elle-même n’en soit encore affleurée dans les perceptions des contemporains. Les choses vont ainsi que les constructions les plus durables naissent parfois d’un bricolage de génie. Et les peuples bien souvent en ont le secret.
Les Québécois en doutent aujourd’hui peut-être plus que jamais depuis le gouvernement de l’Union, mais leur lutte est accordée aux grands mouvements du siècle. Nous sommes à ce point contaminés par la propagande adverse, blessés par les échecs et troublés par la démission des élites velléitaires, que nous avons du mal à faire la part des choses. Pourtant, tout dans la conjoncture mondiale nous renvoie les signes et les confirmations de la pertinence et de la légitimité du combat national. C’est la nation qui peut et doit définir les finalités de son développement. C’est un cadre essentiel et nous aurons à le reconstruire. Pas à le rénover. À ceux-là qui voudraient nous faire croire que le consentement au statut de minoritaire serait une voie de développement, il faut retourner le miroir canadian.
Ce que Stephen Harper a compris et ce qu’il est en train de faire, c’est de donner à la nation canadian le cadre qu’il lui faut pour se développer dans le siècle. Son nation building, même s’il est toxique pour nous, n’est pas d’abord défensif. Le Canada se cherche la forme nationale qu’il estime requise pour jouer son rôle dans le monde, un rôle accordé à ce qu’il est et souhaite devenir. Il se trouve, évidemment, que cela passe par la réduction à néant de notre propre existence nationale. Et il s’avère que cela provoque une espèce de télescopage fort malsain des raisons historiques de parachever la Conquête et des logiques de l’adaptation à un ordre en mutation. Cela donne à la fois une politique du ressentiment et une programmatique de l’oblitération qui se déploient avec une violence feutrée certes, mais d’une intensité féroce. La normalisation du Québec ne renvoie pas seulement à une volonté d’en finir une fois pour toutes, elle est requise pour que le Canada nouveau s’accomplisse.
La guerre psychologique conduite contre notre existence nationale avec des moyens faramineux déployés depuis la montée en puissance de l’indépendantisme est entrée dans une nouvelle phase depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur majoritaire. La conduite de cette guerre, l’ouvrage récent de Bouthillier et Cloutier (Trudeau et ses mesures de guerre, Septentrion, 2011) l’a bien montré est une composante essentielle de la raison d’État canadian. Les élites québécoises velléitaires ne demandaient pas mieux que de se laisser berner par les leurres de la propagande bonne-ententiste et elles ont tout fait pour se (nous) convaincre non seulement qu’elle n’avait pas lieu, mais qu’elle n’était pas même de l’ordre du réel. Il aura fallu qu’un voyou se réclame d’elle devant la commission Gomery pour qu’elle affleure à la conscience publique pour qu’elle puisse être pensable. Mais le moment fut vite perdu, l’occasion abolie de la penser à l’occasion du scandale des commandites par toute une batterie de bonimenteurs à gages qui voulaient ne voir dans l’emploi du mot qu’une figure de style dans la bouche d’un grossier personnage. Les mémoires du sinistre Jean Pelletier les détrompent. La logique d’occupation est au cœur de la raison d’État canadian, elle fixe le cadre et donne ses paramètres politiques à la relation du Canada à sa province récalcitrante.
C’est pour avoir été incapable et dans le refus de penser cette adversité programmée que le mouvement indépendantiste a pu se laisser ravir l’initiative politique de sa propre cause. Le vol du référendum, les manœuvres de propagande, la politique de déstabilisation financière et d’asphyxie budgétaire, tout cela a pu se réaliser aisément et pour ainsi dire sans riposte parce que les élites politiques n’avaient même pas les mots pour nommer les choses correctement. Candides, obsédés par l’idée de se faire reconnaître plus vertueux que la vertu et, surtout, incapables de se définir dans l’adversité et la rupture, les politiciens souverainistes ont tout fait pour déporter l’objectif de l’émancipation nationale dans l’ordre du rêve pour mieux le réduire à un changement de statut constitutionnel. Ils ont ainsi désarmé leurs propres troupes à force de se répandre en bons sentiments sur l’amitié entre les peuples et sur l’attachement canadian à la démocratie. Nous étions trop attachés au fair-play pour qu’on nous veuille du mal. Et c’est ainsi que la réduction de la province au rang de grande agence de livraison de services a pu se faire.
La conduite de cette guerre psychologique menée sans relâche est facilitée par la mission constitutive de Radio-Canada qui donne un levier formidable d’instrumentalisation des médias de masse et de façonnement du récit médiatique en vue d’imposer la référence minoritaire et le dédoublement identitaire. Une mission à laquelle concoure avec opiniâtreté la nébuleuse Power Corporation qui ne se contente pas de l’empoisonnement de la pensée nationale, mais qui mène aussi une offensive de contrôle et de façonnement des circuits de production et de circulation des élites par la création de think tanks, par des nominations aux conseils d’administration et par un mécénat spectacle bien dirigé. L’État Power n’est pas qu’une affaire d’argent, c’est d’abord l’alliance des intérêts pour le soutien d’un régime. On peut rire des doctorats honoris causa et des médailles que se font décerner les Desmarais par des institutions vassales – et c’est vrai qu’il y a du Ceaucescu là-dedans –, mais il s’agit d’une expression symbolique qui dévoile une emprise et une volonté. Et qui donne le spectacle de son efficacité en nous faisant savoir que l’employé de Talisman se déplace même à Paris pour prendre son rang parmi les courtisans…
La cinquième colonne est d’autant plus efficace que le conflit n’est pas nommé dans les termes appropriés. L’objectif de minorisation et de normalisation de la bourgade est aussi poursuivi et encastré dans la rénovation du cadre national à laquelle se livre le gouvernement Harper enfin délesté des nécessités que lui imposait une arithmétique électorale désormais révolue. Non seulement le Canada a-t-il neutralisé la plus grande partie des élites québécoises en se jouant de tous les raisonnements qui les ont amenés à considérer la minorisation comme une voie de développement, mais encore a-t-il entrepris de passer de l’oblitération culturelle et politique à l’assujettissement économique. Le financement du projet du Bas-Churchill, le chantage au financement des infrastructures et des ponts, la mise à l’écart des marchés publics pour les projets de construction navale, les contrats militaires, etc., ces mesures visent deux objectifs : la neutralisation et la marginalisation des élites économiques québécoises dans les circuits canadian et la réorganisation de l’espace économique en fonction d’une logique de développement basée sur l’exploitation pétrolière et l’extraction des ressources naturelles. Il y a là des occasions pour rémunérer la cinquième colonne, certes, mais il y a surtout la mise en place d’un ordre de priorité qui ne laisse aucune place aux intérêts du Québec.
L’enthousiasme des libéraux provinciaux pour la signature entre le Canada et l’Europe de l’Accord économique et commercial global, la grande braderie du Plan Nord, l’alignement de la Caisse de dépôt sur les circuits canadian, tout cela relève d’une même cohérence. Le Canada s’installe, il prend position et le Québec s’inscrit comme exécutant. On peut bien s’indigner de la nomination d’un juge et d’un vérificateur unilingues anglais, tout cela n’est que conséquence. Non seulement la réaction d’indignation des inconditionnels du Canada ne fait-elle pas peur, elle indiffère. Ottawa sait que sur l’essentiel, ils ont déjà cédé et c’est pourquoi il ne s’embarrasse même plus de compromis cosmétiques.
Il faut nommer les choses correctement. Le sort du Québec dans le Canada est réglé. Pis encore, il va s’accomplir en ruinant ce qui subsiste d’inachevé. La province va finir en lambeaux parce qu’elle n’est plus que matériau pour un ordre qui se construit sans nous. Et sur des simulacres pour mieux habiller démission, braderie et trahison chez ceux qui s’engraissent à en tentant de nous rendre étrangers dans notre propre maison. Pour les indépendantistes, cela doit être vu, interprété et assumé froidement. Nous ne nous battons pas pour ça. Nous visons la liberté, le pouvoir de définir nous-mêmes les finalités du développement, nous voulons agir par et pour nous-mêmes pour être à la hauteur de nos aspirations et dignes des héritages de ceux qui nous ont conduits jusqu’ici.
Il n’y a donc aucune raison de céder à la morosité et de désespérer des reculs que subit la province. Ils sont aussi prévisibles que dans l’ordre des choses. Il faut s’y attendre, les agressions vont se multiplier et leur rythme s’accélérer. Car Ottawa et ceux qui le servent savent bien lire les choses : le Canada n’inspire plus grand monde au Québec, les Québécois qui ne s’identifient plus qu’au Québec sont plus nombreux que jamais – et c’est vrai dans toutes les composantes de notre société. Cela ne peut conduire qu’à une fragilisation des loyautés qui pourrait menacer la National Policy dont Harper se fait l’artisan. Le temps joue aussi contre lui. Il faut donc s’attendre à une intensification de la guerre psychologique, à la multiplication des charges frontales contre le Québec et à une formidable offensive de la cinquième colonne. Les pea soup de service vont s’agiter comme jamais. Parce que tel est leur rôle et leur vocation. Et tel est leur intérêt. Ils vont se payer sur la bête à dépecer, c’est dans l’ordre des choses.
Tant que les Québécois ne saisiront pas les termes de la logique de prédation qui façonne les discours de renoncement au combat national, ils seront à la merci des pseudopragmatiques qui servent d’ores et déjà d’agent de minorisation. Ils sont déjà fort actifs sur la scène politique provinciale et tout le complexe médiatique les soutiendra pour donner à la bourgade le pathétique spectacle d’elle-même. Nous, les indépendantistes, nous savons que cette logique produit de la pensée molle, de la restriction mentale coupable et des élites velléitaires disposées à tous les compromis, voire les compromissions. C’est une donnée fondamentale de notre combat. Nous savons que c’est cela qu’il faut vaincre et que c’est là la composante la plus sournoise du rapport d’adversité dans lequel nous avons à penser notre émancipation.
La province se défait. Pour certains, cela provoque de l’effarement. Il faut les rassurer, il n’y a pas lieu de céder à la panique, car l’indépendance ne sera pas la continuation de la logique provinciale. Ce qui se perd de la province ne manquera pas nécessairement dans le combat indépendantiste dont le matériau n’a rien à voir avec l’espace hétéronome de la politique provinciale. Ce matériau c’est l’intérêt national. Et il est incompatible avec le statut et les institutions de la province. Le souverainisme officiel a trop divagué, il s’est perdu dans le clientélisme et le marketing politique d’amateur. Il faudra qu’il se recentre et se recompose dans le paradigme de la rupture. Cela peut prendre un certain temps. Et cela va nécessiter bien des débats que le présent numéro veut alimenter. Les turpitudes politiciennes ne sont pas toujours des mouvements de la pensée. Il faut agir froidement et sans précipitation. Les agités nous ont déjà fait perdre trop de temps et d’occasions.
Nous avons toujours situé notre combat à l’échelle historique. Et c’est en le recentrant sur les exigences d’une action menée à cette échelle que nous serons mieux à même de saisir les occasions que l’Histoire ne manquera pas de nous offrir. Et il y en aura, car elle s’accélère et partout, ceux qui alimentent les courants qui la poussent redécouvrent la puissance de la cohésion nationale et la force de la fidélité à ses appartenances. Notre société bouillonne, mais l’écran de propagande et la médiocrité médiatique qu’elle instille nous en rendent la perception confuse. Le Québec est mal accordé à ses dynamismes et à sa créativité. La pensée molle et une politique systématique de brouillage des repères créent des distorsions qui rendent vulnérable à la morosité et au découragement. Il n’y a pas pourtant aucune raison d’y céder. Les choses changent quand le présent devient intolérable et que le visage de l’avenir est imprécis.
Nous ne sommes pas seuls. L’alliance partout meurtrière du néolibéralisme et des régimes qui s’y complaisent a fait son temps. Dans notre cas, la cinquième colonne et ceux-là qu’elle séduit ne peuvent que se cramponner à un ordre qui ne trouve nulle part ailleurs d’échos vivifiants. Nous allons devoir refaçonner notre économie pour réaliser notre ambition nationale. Et nous ne réussirons à la réaliser qu’en refusant d’y jouer le rôle que le Canada nous dessine.
Il faudra trimer dur.
Regarder loin, viser haut, trimer dur
Chronique de Robert Laplante
Robert Laplante173 articles
Robert Laplante est un sociologue et un journaliste québécois. Il est le directeur de la revue nationaliste [L'Action nationale->http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Action_nationale]. Il dirige aussi l'Institut de recherche en économie contemporaine.
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Robert Laplante est un sociologue et un journaliste québécois. Il est le directeur de la revue nationaliste [L'Action nationale->http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Action_nationale]. Il dirige aussi l'Institut de recherche en économie contemporaine.
Patriote de l'année 2008 - [Allocution de Robert Laplante->http://www.action-nationale.qc.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=752&Itemid=182]
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