Au Canada, le mouvement séparatiste de l’Ouest a le vent en poupe depuis la réélection de Trudeau. Un résultat perçu comme défavorable à l’Alberta et à la Saskatchewan. Pour le politologue Christian Dufour, si les chances de ces provinces pétrolières de se séparer sont faibles, l’unité canadienne n’est pas moins ébranlée. Entrevue.
Au Canada, même sans majorité, la réélection de Trudeau est très mal reçue par des habitants de provinces de l’Ouest. Ils sont maintenant des milliers d’Albertains et de Saskatchewanais à réclamer leur indépendance. Un projet réaliste?
Le 20 novembre dernier, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, dévoilait la composition de son nouveau cabinet ministériel. L’ex-ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, est devenue Vice-Premier ministre et ministre responsable des affaires intergouvernementales, une véritable promotion, mais surtout un défi dans ce contexte. Sa nouvelle mission: sauver le «mariage» de ces deux provinces avec le fédéral.
«Je suis mariée depuis 21 ans et j’adore mon mari, mais je sais que de temps en temps, on doit travailler notre mariage. [...] Il y a des moments où on doit faire plus attention au partenariat. Peut-être que c’est ce que l’on doit faire pour notre famille, notre grand mariage national, maintenant», déclarait Mme Freeland le 22 novembre dernier.
Pour le politologue Christian Dufour, auteur de plusieurs best-sellers sur la politique canadienne, le sentiment d’exclusion des provinces de l’Ouest est bien réel. Les probabilités que le mouvement accouche de son projet indépendantiste sont toutefois assez faibles, estime-t-il.
«Le mouvement du Wexit montre à quel point l’aliénation de l’Ouest, en Alberta en particulier, est profonde. Cela dit, le mouvement de sécession proprement dit est plutôt chimérique. Je ne pense pas que ce soit vraiment possible pour l’Alberta de se séparer totalement du Canada, d’abord parce que c’est une province enclavée sans accès à un océan. La souveraineté du Québec n’est pas à l’ordre du jour actuellement, mais elle demeure beaucoup plus réaliste que celle de l’Alberta», analyse Christian Dufour au micro de Sputnik.
Au cœur du sentiment d’aliénation de l’Ouest: d’abord l’industrie pétrolière des sables bitumineux, considérée comme très polluante, mais dont dépend une grande partie de l’économie de cette région.
Que faire du pétrole albertain?
«On doit avoir une politique équilibrée. [...] Moi j’habite dans le centre-ville de Toronto, [...] je n’ai pas une voiture. Mais mon père est un agriculteur en Alberta, ce n’est pas une possibilité pour lui» - @cafreeland#PolCan #CdnPoli pic.twitter.com/oNJkgIAfnh
— Patrice Roy (@PatriceRoyTJ) 20 novembre 2019
Comme son homologue albertain Jason Kenney, le Premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, réclame la construction d’oléoducs pour acheminer le pétrole de l’Ouest vers l’Est, afin qu’il soit exporté via l’Océan atlantique. Un projet auquel Justin Trudeau a fermé la porte, dans un contexte marqué par une grande prise de conscience des enjeux liés aux changements climatiques. Selon Christian Dufour, si cette réalité explique une partie du problème, la grogne remonte plus loin dans l’histoire:
«Il s’agit d’une vieille aliénation régionale qui remonte à presque un siècle. Il y a 20 à 30 ans, ce sentiment était déjà bien présent dans l’Ouest, notamment durant le règne de l’ex-Premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Ce sentiment d’exclusion ne s’est jamais vraiment dissipé.
Avec le règne du Premier ministre conservateur Stephen Harper entre 2004 et 2015, on aurait pu croire que la question était réglée, mais force est de constater que ce n’est pas encore le cas. Le phénomène s’enracine dans l’histoire, mais est amplifié actuellement par la crise pétrolière», précise le politologue.
Le système de péréquation représente également une grande source de frustration pour les Albertains. Redistribuant les recettes fédérales à travers tout le Canada, ce système profite surtout au Québec, une province moins riche. Les Premiers ministres de l’Alberta et de Saskatchewan ont déjà fait savoir qu’ils souhaitaient revoir complètement le fonctionnement de ce système.
«Le pétrole est étroitement lié à l’identité albertaine. On touche donc une corde sensible... Cependant, il ne faut pas oublier que les Albertains sont en partie responsables de la dégradation de leur économie, car ils ne l’ont pas diversifiée quand il était encore temps, lorsque les prix du pétrole étaient très hauts […] C’est maintenant le Québec francophone qui sert de bouc émissaire à la crise, les Québécois étant accusés de profiter du système de péréquation tout en s’opposant au pétrole albertain», observe-t-il.
De fait, l’Alberta n’entretient plus seulement une mauvaise relation avec l’État fédéral, mais également avec le Québec, avec lequel il partage pourtant un même projet autonomiste. Fort de son récent succès électoral le 21 octobre (de 10 à 32 députés à Ottawa), le Bloc québécois a promis de s’opposer à tout projet de construction d’oléoduc passant sur le territoire québécois. Une position calquée sur celle du Premier ministre québécois François Legault, pour qui «il n’y a aucune acceptabilité sociale» pour ce projet. Le Premier ministre Legault et le chef du Bloc, Yves-François Blanchet, n’hésitent pas à parler de «pétrole sale» pour critique cette industrie, ce qui est vu comme une provocation dans l’Ouest.
«Dans leur ensemble, les Québécois ont été très maladroits dans le dossier albertain. Le Premier ministre Legault a fait une grave erreur en parlant de pétrole sale lors d’une conférence de presse. Toute vérité n’est pas bonne à dire... Cette erreur a vraiment réveillé le sentiment d’aliénation de l’Ouest canadien et une vieille francophobie latente. On a commencé à rappeler que le Québec recevait chaque année 13 milliards de dollars via le système de péréquation», précise le politologue.
Pour Christian Dufour, le chef du Bloc québécois devrait faire fi de cette animosité ambiante pour faire avancer les intérêts du Québec. Si la Belle Province et l’Alberta faisaient front commun, leurs chances d’accroître leur autonomie dans la fédération seraient probablement bien meilleures.
«Ce n’est pas dans l’intérêt du Québec d’adopter une attitude condescendante face au mouvement sécessionniste ou autonomiste des provinces de l’Ouest. Les souverainistes québécois devraient avoir un minium de sympathie envers les problèmes des autres provinces qui réclament aussi plus d’autonomie», a conclu Christian Dufour.