Power Paul premier

40 ans de propagande subtile et moins subtile L’État Desmarais et les médias au service du fédéralisme

l'affaire SAGARD

André Pratte est sans doute, aujourd’hui, le plus fidèle, le plus acharné et le plus besognant des défenseurs des positions politiques des patrons de Power Corporation. Il a cependant gagné à la dure son poste d’éditorialiste en chef du navire amiral médiatique de Power/Gesca même si son père a été proche de Paul Desmarais et membre des conseils d’administration de Power Corporation, de la Financière Power, de Gesca et de La Presse entre 1980 et 1988.

À la dure, car comme se souviendront tous ceux et celles qui suivent les médias au Québec, il a dû passer par un purgatoire de six mois en 1994 à la suite d’une intervention directe du patron de Power Corporation auprès de la direction du journal La Presse au sujet d’une chronique qu’il avait commise. Et ce purgatoire explique peut-être son zèle actuel. Pour mémoire, rappelons les faits.

« Tout est pourri » est le titre coiffant la chronique du 11 février 1994 d’André Pratte. Le chroniqueur a reproduit certains extraits d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec un lecteur, extraits qu’il qualifie lui-même de « vision confuse et caricaturale de la société québécoise », mais en ajoutant qu’elle avait « son fond de vérité ».

Suit une liste des doléances du lecteur sur l’hypocrisie des policiers et leurs beignes gratuits, des politiciens et leurs revenus cachés et de… Power Corporation. « Tout est dirigé par Power Corporation, tout le monde sait ça. Chrétien, Johnson, c’est Power Corporation […] On est tellement pourris qu’on s’en vient pire que les Américains. Mais c’est pas eux qui ont le contrôle, c’est Power Corporation. » Un fond de vérité ? À vous de juger !

Toujours est-il que Paul Desmarais aurait appelé directement le vice-président et éditeur adjoint de La Presse, feu Claude Masson, qui a démis André Pratte de ses fonctions. Une semaine plus tard, monsieur Pratte a été réintégré suite aux protestations du syndicat et d’une grève des signatures dans l’édition du journal du 17 février. Réintégré oui, mais avec une lettre de réprimande à son dossier et une prolongation de six mois de sa période d’essai aux fonctions de chroniqueur du journal.

L’anecdote peut paraître banale, surtout qu’André Pratte semble avoir montré patte blanche et passé l’éponge. Mais elle est loin d’être banale dès lors que le patron de son journal détient 70 % de la presse écrite au Québec. Car il s’agit d’un avertissement sans appel, une sorte d’intimidation semblable à une poursuite bâillon ou SLAPP. Quel jeune journaliste et quel journaliste d’expérience oseraient dire la moindre chose défavorable à Power Corporation dans quelque journal que ce soit ?

D’abord, il ne le ferait pas dans les journaux de Gesca. Mais il ne le ferait pas non plus dans les quelques autres journaux qui existent, ni sur les ondes de la télévision ou de la radio. Songeant à son avenir dans ce pays où les débouchés dans le journalisme de langue française sont très très limités, ce journaliste, jeune ou vieux, se dirait « un jour je vais peut-être vouloir travailler pour un journal de Gesca ». Donc, pas touche !

[…]

Pour son livre phare L’information-OPIUM, une histoire politique de La Presse de 1973, alors que la concentration de la presse était beaucoup moins grave qu’elle ne l’est aujourd’hui, Pierre Godin a réalisé un sondage auprès des journalistes de La Presse et cité à l’appui le mémoire du Syndicat des journalistes de Montréal présenté en 1969 au Comité de l’Assemblée nationale chargé d’enquêter sur la concentration des entreprises d’information.

Son constat est d’une étonnante actualité. « La concentration compte peu d’amis chez les journalistes. Et ceux qui n’y sont point opposés la redoutent tout de même. Pour les principales raisons suivantes : diminution de la liberté d’expression, moins grande sécurité d’emploi, autocensure plus fréquente, perte de confiance du public à leur endroit, asservissement encore plus marqué au commercialisme, dégradation de la qualité de l’information, anonymat d’une direction lointaine et absente. » S’y ajoutent, observe Godin, les listes noires !

Et lorsque la concentration atteint le point, comme au Québec, où tous les médias ou presque appartiennent aux empires de Power Corporation, de Quebecor, de Radio-Canada et de Corus, on peut ajouter quelques autres raisons de s’y opposer, notamment le comportement de mouton qui fait en sorte que, lorsqu’un empire saute sur un sujet, les autres lui emboîtent servilement le pas de crainte de perdre des lecteurs, de voir chuter leurs cotes d’écoute et leurs recettes publicitaires. Cet engouement contagieux pour un sujet, qu’il soit important ou non, s’accompagne de son contraire, le boycottage contagieux de sujets et de personnes.

Bref, le bruit qu’un empire fait sur un sujet entraîne généralement un bruit équivalent des autres empires. Et le silence, telle une omertà, engendre le silence. Un silence étourdissant qui s’étend jusqu’aux hommes et aux femmes politiques, dont plusieurs se sont sûrement déjà dit : peut-être que j’aurai besoin d’un emploi si je perds mes élections. Donc, motus et bouche cousue.

[…]

Notre impuissance collective chronique a atteint le bas-fond en novembre 2000 sous le gouvernement de Lucien Bouchard et du Parti Québécois au moment où Power Corporation a acheté de Conrad Black Le Soleil de Québec, Le Quotidien de Chicoutimi et Le Droit d’Ottawa-Gatineau, portant ainsi à 70 % son contrôle de la presse écrite au Québec.

[…]

Plus saisissante et troublante est cette prise de contrôle dès lors que l’on sait que, au moment même où l’empire Desmarais mettait la main sur Le Soleil et les deux autres quotidiens, sa société Gesca était en train de conclure une entente secrète de collaboration avec Radio-Canada, qui n’a été dévoilée que sept ans plus tard grâce au travail acharné de Patrick Bourgeois, rédacteur en chef du journal Le Québécois.

Notons que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) avait déjà barré la route à Power Corporation en 1986 lorsque celle-ci a voulu prendre le contrôle du réseau de Télé-Métropole. Donc, ce que l’autorité réglementaire du gouvernement du Canada a interdit à l’entreprise de Paul Desmarais Power/Gesca, soit de faire converger ses journaux et un grand réseau de télévision au Québec, une autre ramification du même gouvernement, la Société Radio-Canada, en a permis la réalisation, mais en secret, à l’abri même du regard des journalistes et du régulateur.

[…]

Est-on vraiment obligé de baisser les bras devant cette concentration des médias ? La réponse est non ! Les précédents sont nombreux, mais la volonté politique, le courage, ont trop souvent fait défaut.

[…]

Nous avons rappelé que c’était l’achat de La Presse par Paul Desmarais, suivi de la possible acquisition par lui du Soleil et du Droit qui a amené le premier ministre Jean-Jacques Bertrand, suite à une motion du député Yves Michaud, à créer le Comité de l’Assemblée nationale chargé d’enquêter sur la concentration des entreprises d’information. Ne voulant pas se faire damer le pion par Québec, Ottawa a suivi le Québec en créant le Comité spécial du Sénat sur les moyens de communication de masse présidé par le sénateur Keith Davey. Paul Desmarais a donc l’insigne honneur d’avoir provoqué la création de deux comités d’enquête sur la concentration des médias qui, malgré leurs savantes études et bonnes observations, n’ont fait au mieux que retarder la mainmise du patron de Power Corporation sur la grande majorité des médias écrits du Québec.

Mais il peut aussi se targuer d’avoir été à l’origine de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et du Conseil de presse du Québec, tous deux créés dans le grand émoi qui a suivi la montée en puissance de Power Corporation dans les secteur des médias ainsi que dans la perspective de faire contrepoids à la concentration. Le Conseil de presse a été fondé en 1973, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, en 1969. En ce qui concerne cette dernière, fondée au moment où la contestation de la concentration de la presse et de l’empire Power atteignait un sommet, il est plus que navrant de constater que Gesca est devenu l’un de ses deux principaux commanditaires, l’autre « partenaire d’argent » étant… Radio-Canada !

L’habilité légendaire des uns – l’empire Desmarais en l’occurrence – n’a d’égal que l’angélisme désolant des autres. Comment peut-on s’attendre aujourd’hui, de la Fédération professionnelle des journalistes, à des critiques sérieuses de ces deux monstres de l’information ?

Ni les deux enquêtes parlementaires de la fin des années 1960 ni la Commission royale sur le groupement des sociétés créées en 1975 à la suite de la tentative de prise de contrôle d’Argus par Paul Desmarais, ni même la Commission royale sur les quotidiens créée en 1980 (Commission Kent), n’ont abouti à autre chose qu’à des projets de loi morts au feuilleton.

La Commission Kent a pourtant fait des recommandations particulièrement intéressantes, même si elles sont très affaiblies par une vision « d’un océan à l’autre » qui ne tient pas compte des besoins spécifiques du Québec. À titre d’exemple, la loi sur les journaux qu’elle a proposée devait « renfermer des dispositions visant à prévenir toute nouvelle concentration et à réduire les pires aspects de celle qu’on a tolérée jusqu’ici ».

Parmi les critères proposés pour empêcher l’acquisition de journaux par une société, cette commission fixait à 5 % de tous les quotidiens du Canada (calculés sur une base hebdomadaire) le maximum qu’une seule société pouvait détenir. Elle proposait aussi qu’une société ne puisse détenir deux journaux dont l’endroit de publication était à moins de 500 kilomètres l’un de l’autre.

Appliqués au Québec, ces critères pourraient mettre rapidement fin à la concentration de la presse écrite. Une distance de 260 kilomètres sépare Montréal de Québec. Si vous possédez un journal à Montréal, vous ne pourrez pas en détenir un autre à Québec, ni à Trois-Rivières, ni à Sherbrooke, et ainsi de suite. En 1995, le premier ministre Jacques Parizeau a abondé dans ce sens, d’ailleurs, quand il a proposé tout simplement que les trois grands propriétaires de journaux, Paul Desmarais, Pierre Péladeau et Conrad Black, ne gardent qu’un seul journal chacun et se départissent des autres. On sait, toutefois, que c’est le contraire qui s’est produit.

[…]

Devant le comité sénatorial, le 24 février 1970, Paul Desmarais et son associé Jean Parisien ont précisé deux fois plutôt qu’une qu’ils ne permettraient jamais à leurs journaux d’appuyer de quelque manière que ce soit le parti dirigé par René Lévesque ou la souveraineté, entre autres parce que : « nous représentons des entreprises canadiennes et ce serait sûrement aller à l’encontre de nos lignes de conduite et de celles de nos directeurs et de nos présidents que d’encourager le séparatisme. » Paul Desmarais : « … si l’un de nos journaux devenait séparatiste, il nous faudrait intervenir. […] nous parlerions au président de la société en cause, lui demandant de nous expliquer pourquoi il s’est écarté des normes. »

Au cœur de ce séparatisme contre lequel il voulait se battre en achetant La Presse se trouve également la révolution sociale. Dans une longue entrevue accordée à The Gazette le 10 décembre 1971 pendant la grève de La Presse, Paul Desmarais a donné un aperçu du rôle qu’il tenait à faire jouer par son journal et, par extrapolation, à son empire médiatique.

Paul Desmarais : [La Presse] n’avait même pas de ligne fédéraliste quand j’ai pris le contrôle.

The Gazette : Est-ce que cela veut dire qu’il devrait y en avoir une ?

Paul Desmarais: Oui, j’ai senti que, sans contrôle de la politique éditoriale, le journal pouvait facilement se conformer aux caprices de celui qui était là, qu’il y avait un groupe qui pouvait prendre le contrôle du point de vue de l’information

The Gazette : Vous voulez dire les séparatistes ?

Paul Desmarais : Oui. Mais pas seulement les séparatistes. Il y a beaucoup de violence au Québec. Tout est en ébullition… Le congrès de la FTQ cette semaine en est la preuve…

The Gazette : […] Pensez-vous qu’il s’agit d’une révolution sociale au lieu d’une révolution linguistique ?

Paul Desmarais : Je pense que la langue en fait partie, mais je pense que le but final, c’est la révolution sociale.

Dans cette entrevue, Paul Desmarais livre aussi une tirade contre les syndicalistes, dont Louis Laberge, président de la FTQ, qui selon lui « fait du chahut », les journalistes, qui seraient trop émotifs au Québec contrairement à ceux du Canada anglais, et les nationalistes, qui veulent mettre le Québec dans un ghetto. Il est intéressant de constater que Paul Desmarais a dit sensiblement la même chose au sujet du Québec, des médias et des syndicats en 2008, 37 ans plus tard, dans l’entrevue qu’il a accordée à l’hebdomadaire français Le Point. Non celle qui a été publiée, mais celle qu’il a donnée avant que ses censeurs de Power Corporation ne la réécrivent.

Le Point : À défaut de faire de la politique vous êtes un patron de presse…

Paul Desmarais : Tous les journaux du Québec […] sont séparatistes.

Le Point : Vous n’avez qu’à racheter d’autres journaux, vous avez les moyens…

Paul Desmarais : On ne peut pas. Ils sont souvent possédés par des fondations derrière lesquelles se cachent des nationalistes et des syndicalistes.

Le Point : Quelle est la ligne éditoriale de La Presse ?

Paul Desmarais : C’est mon fils André qui est chargé de La Presse. Notre position est connue : nous sommes fédéralistes. Ça nous a valu des conflits très durs. Au final, on est arrivé à un compromis : je ne dois pas intervenir dans le journal. Le point de vue des séparatistes peut apparaître, mais la ligne éditoriale est fédéraliste. Il n’y a pas d’ambiguïtés. Si le Québec se sépare ce sera sa fin. Les séparatistes nous conduisent à la dictature des syndicats… Note : les extraits en gras ont été supprimés par Power Corporation.

De cette entrevue de 2008, comme de celles du début des années 1970, il ressort clairement, pour Paul Desmarais, que son empire médiatique doit servir à faire accepter sa vision unitaire et anti-souverainiste du Canada ainsi que sa vision anti-syndicale et anti-changement social. C’est exactement ce que son adjoint Claude Frenette a déclaré à un agent de l’ambassade des États-Unis six mois après que Paul Desmarais ait acheté La Presse : « Power Corporation a l’intention d’utiliser le réseau de télévision et de presse qu’elle contrôle au Québec pour aider à battre le séparatisme à l’aide d’opérations de propagande subtiles. »

Celui qui contrôle le journal fait passer son opinion non seulement à la page éditoriale, mais aussi dans l’information qui y paraît « à l’aide d’opérations de propagande subtiles ». C’est pour cela que Paul Desmarais a répondu qu’il achèterait d’autres journaux s’il pouvait et si les « nationalistes et syndicalistes » ne se cachaient pas derrière les fondations auxquelles ils appartiennent. La référence ici concerne le Devoir, seul journal qui appartienne à une fondation, que Paul Desmarais aurait aimé contrôler aussi.

Et c’est pour contrôler l’information que Paul Desmarais a voulu empêcher que les nationalistes ou des syndicalistes dirigent les journaux du Québec en 1970, car leurs opinions seraient répercutées dans l’ensemble du journal. À bon entendeur ! Ce qui vaut pour les uns ne vaut-il pas pour les autres ? Le clan Desmarais le sait fort bien : cette fameuse étanchéité qui séparerait la page éditoriale d’un journal de ses pages d’informations n’existe que dans l’esprit du naïf ou dans celui que Neruda appelle le « froussard embauché pour faire l’éloge des mains sales et qui mâchonne avec enthousiasme les déjections du souverain ».

Nous remercions Robin Philpot et les éditions Les Intouchables de nous autoriser à publier cet extrait du chapitre 12 de Derrière l’État Desmarais : Power.


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